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NIGRINUS OU LE PORTRAIT D’UN PHILOSOPHE.

viteurs, vêtu d’étoffes brodées et dorées : il espérait exciter l’admiration des Athéniens et se faire regarder comme un homme heureux ; mais on ne vit en lui qu’un pauvre homme : on essaya de le corriger sans amertume, sans le contrarier ouvertement, puisqu’on était dans une ville libre, où chacun peut vivre à sa guise. Seulement, lorsqu’il gênait aux gymnases et aux bains par le nombre de ses esclaves, qui foulaient les passants, quelqu’un disait à voix basse, en feignant de se cacher et de ne pas s’adresser à lui : « Il a peur d’être assassiné en se baignant : la tranquillité la plus grande règne cependant aux bains ; on n’y a pas besoin d’une armée. » Notre homme, entendant ainsi la vérité, profitait de la leçon. On lui fit quitter aussi ses habits brodés, cette pourpre magnifique, en raillant avec esprit l’éclat fleuri des couleurs. « Voici le printemps, » disait-on ; ou bien : « D’où nous arrive ce paon ? » ou bien encore : « il a mis la robe de sa mère, » et autres plaisanteries du même genre. On employa le même moyen pour se moquer du grand nombre de ses bagues, du soin recherché de sa chevelure, du dérèglement de sa conduite : c’est ainsi qu’on le ramena par degrés à la sagesse, et il s’en alla meilleur qu’il n’était venu, grâce à cette leçon donnée par tout le monde.

[14] Pour me prouver que les Athéniens ne rougissent pas d’avouer leur pauvreté, il me citait un mot qu’il avait entendu dire par tous les spectateurs à la fois, aux jeux des Panathénées. On avait arrêté un citoyen et on l’avait conduit au président des jeux, parce qu’il y assistait vêtu d’une robe de couleur[1]. En le voyant, les assistants eurent pitié de lui et demandèrent sa grâce. Le héraut ayant annoncé que cet homme avait manqué à la loi, en venant au spectacle ainsi vêtu, tous s’écrièrent d’une seule voix, comme s’ils s’étaient concertés, qu’il fallait lui pardonner d’être venu avec ce vêtement, parce qu’il n’en avait pas d’autre. Nigrinus louait une pareille conduite ; il vantait en outre la liberté qui règne dans Athènes, l’absence de toute jalousie, la tranquillité, le doux loisir dont on y jouit pleinement. Il me faisait voir que cette manière de vivre est conforme à la philosophie, et capable de conserver la pureté des mœurs et qu’un homme vertueux, accoutumé à mépriser la richesse, qui s’est fait un plan de vivre honnêtement, suivant la nature, ne peut trouver un régime qui lui convienne mieux.

  1. Il était défendu de se parer avec affectation pour les jeux institués en l’honneur de Minerve, la chaste déesse.