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ZEUXIS OU ANTIOCHUS

peine. Aussi, lorsqu’ils se furent retirés et que je me trouvai seul, je me dis à moi-même : « Quoi donc ? mes écrits n’ont d’autre agrément que leur singularité, d’autre mérite que de sortir de la route ordinaire ? Et cet heureux choix d’expressions, dont les écrivains anciens nous ont laissé le modèle, cette vivacité de pensées, cette finesse d’imagination, cette grâce attique, cette harmonie, l’art enfin qui résulte de toutes ces qualités, manque-t-il donc à mes œuvres ? Si cela n’était, on ne se serait pas contenté de louer la nouveauté et l’étrangeté de ma composition. Insensé, qui m’étais imaginé que, quand les auditeurs se lèveraient pour applaudir, ce ne serait pas la nouveauté seule qui les enchanterait, suivant cette parole d’Homère[1] :

        Toujours un nouveau chant fait plaisir aux oreilles ;

mais que, quel que fût ce mérite, je pouvais me flatter de ne le voir considérer que comme un accessoire, un simple ornement, qui contribuait à la perfection du reste, tandis qu’on louerait, avant tout, et qu’on estimerait dans l’auditoire les autres qualités dont j’ai fait mention ! » Aussi, grande était déjà ma fierté : j’étais sur le point de croire à ce que j’entendais répéter ; à savoir que j’étais unique dans mon genre parmi les Grecs, et autres compliments semblables. Mais, comme on dit, mon trésor s’en est allé en charbons, et peu s’en faut que je ne sois loué tout simplement comme une espèce de charlatan.

[3] Je veux donc, à ce propos, vous raconter ce que fit un peintre en pareille circonstance. Le fameux Zeuxis, cet admirable artiste, n’exerçait jamais son talent sur des sujets communs ou vulgaires : il était rare, du moins, qu’il peignît des héros ; des dieux, des batailles ; il cherchait toujours quelque chose de nouveau, une conception extraordinaire et étrange, et c’était là qu’il déployait toute la puissance de son talent. Parmi les œuvres les plus hardies de Zeuxis, on peut citer le tableau qui représente une hippocentaure femelle, allaitant deux petits qui viennent de naître. Athènes en possède aujourd’hui une copie fort exacte : l’original fut, dit-on, envoyé à Rome par Sylla, général des Romains ; mais on raconte que le vaisseau qui transportait ce tableau périt, ainsi que le tableau même, à la hauteur du cap Malée. Je vais cependant essayer de vous donner une idée de la copie, que j’ai eue dernièrement sous les yeux ; non que je sois, ma foi, bon connaisseur en peinture, mais parce que j’en ai le souvenir bien présent, pour l’avoir vue à Athènes chez

  1. Odyssée, I, v. 351.