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Minos

Eh bien, parlez chacun à votre tour. Toi, Africain, commence.

Annibal

J’ai retiré de mon séjour ici, Minos, l’avantage d’avoir appris la langue grecque, en sorte que mon rival n’aura, sur ce point, aucun avantage sur moi. Maintenant je dis que ceux-là sont par-dessus tout dignes d’éloges qui, n’étant rien dans le principe, se sont élevés par eux-mêmes au premier rang, ont conquis de la puissance et ont été revêtus de l’autorité suprême. Moi, par exemple, débarqué en Espagne avec quelques soldats, comme lieutenant de mon beau-frère, je fus bientôt jugé capable des plus grands emplois et nommé général en chef. Je réduisis alors les Celtibériens, je triomphai des Gaulois occidentaux, et, franchissant de hautes montagnes, je parcourus en vainqueur toute la contrée qu’arrose l’Eridan, renversant un grand nombre de villes, soumettant tout le pays plat de l’Italie, et arrivant jusqu’aux faubourgs de la capitale ; je tuai tant de soldats en un seul jour, que je mesurai leurs anneaux au boisseau, et que je jetai sur les fleuves des ponts de cadavres. Et j’ai fait tout cela, sans me faire appeler fils d’Ammon, sans me donner pour un dieu, sans raconter les rêves de ma mère, mais en avouant que j’étais homme, ayant affaire aux généraux les plus consommés, luttant, dans la mêlée, contre les plus braves soldats, et non pas avec des Mèdes, des Arméniens, gens qui fuient avant qu’on les poursuive, et qui cèdent la victoire à l’audace. Alexandre, il est vrai, a augmenté l’héritage qu’il avait reçu de son père ; il en a reculé les bornes, porté sur les ailes de la fortune ; mais à peine est-il vainqueur, à peine a-t-il triomphé du lâche Darius, près d’Issus et d’Arbèles, qu’il renonce aux institutions de sa patrie, se fait adorer comme un dieu, adopte les costumes des Mèdes, tue ses amis dans les festins, ou les fait condamner à mort. Moi, j’ai commandé à ma patrie avec équité et dès qu’elle m’eut rappelé contre la flotte nombreuse de nos ennemis faisant voile sur l’Afrique, j’obéis à l’instant, je redevins simple particulier, et la condamnation qui me frappa me trouva plein de calme. Voilà ce que j’ai fait, moi, barbare, qui n’étais point versé dans les sciences des Grecs, qui ne chantais pas, comme Alexandre, les vers d’Homère, qui n’avais pas été élevé par le philosophe Aristote,