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DE YUN-NAN À TA-LY.

Il y avait parti pris de ne rien écouter. Il démentit plusieurs fois le nom « d’Anglais » qu’il entendait nous être donné autour de lui et qui semblait être une des causes de la méfiance que nous inspirions[1].

À quoi fallait-il attribuer un aussi brusque changement ? Sans doute à l’entourage militaire du sultan qu’un mobile scientifique et désintéressé devait trouver profondément incrédule. Un pouvoir né d’une révolte, objet de la répulsion des masses qu’il accablait d’impôts, ne vivant que par la terreur et le crime, devait être soupçonneux, cruel. Nos relations officielles avec les autorités chinoises nous plaçaient vis-à-vis de lui dans une position délicate qui autorisait ses soupçons.

Cette réaction si brusque pouvait s’accentuer davantage. La fermeté de notre attitude, nos armes dont on s’exagérait la puissance, et sur le compte desquelles on racontait des prodiges, le prestige enfin du nom européen, empêchaient, malgré notre petit nombre, que l’on se portât envers nous aux dernières extrémités. Mais la passion pouvait l’emporter sur la prudence, et, d’un moment à l’autre, nous pouvions avoir tout à craindre. Je résolus cependant, malgré l’avis contraire du père Leguilcher, de ne pas précipiter notre départ et d’attendre les événements.

Pendant toute l’après-midi, un grand nombre de fonctionnaires mahométans vinrent nous voir, guidés par la curiosité, ou le désir d’épier notre conduite. Nous dûmes, par prudence, nous abstenir d’observer, de dessiner et d’écrire. Nous apprîmes que le sultan s’était approprié deux éléphants que le roi de Birmanie envoyait en signe d’hommage à l’empereur de Chine. Je fis témoigner au sultan nos regrets de la méprise grossière qu’il commettait à notre égard, et je fis renfermer les cadeaux que je lui destinais, malgré la convoitise qu’ils avaient pu exciter.

Vers cinq heures le sultan fit appeler le chef de notre escorte ; celui-ci revint peu après

  1. Cette assertion semble recevoir un démenti de l’excellent accueil que la mission anglaise dirigée par le major Sladen a reçu quelques mois après des autorités mahométanes de Teng-yue tcheou.

    Il est très-possible que cet accueil soit dû en entier au désir de réparer la mauvaise impression qu’avait pu causer la réception de la Commission française. La distinction des nations occidentales ne se fait dans le Yun-nan que d’une façon très-confuse et on admet entre elles la plus grande solidarité. Leur prestige, je l’ai dit souvent, reste considérable. Une lettre du P. Leguilcher datée de Ma-chang, le 24 mars 1869, m’a informé qu’après notre départ de Ta-ly, le sultan avait paru effrayé des conséquences de son mauvais accueil. Il avait fait surélever de trois pieds les murailles de Hiang kouan et celles de Hia kouan et fait étudier la construction de batteries sur les bords du lac. La bonzerie aux trois tours située au pied de la montagne et au nord de Ta-ly ayant attiré l’attention de M. Delaporte qui l’avait dessinée, on avait bâti de ce côté deux ou trois petits fortins.

    D’un autre côté, il me paraît invraisemblable que le gouverneur de Teng-yue, agent officiel du gouvernement mahométan, ait pu ignorer, à la date du 30 juin, la présence au mois de mars précédent, de la Commission française à Ta-ly, et qu’il ait été sincère en affirmant à plusieurs reprises au major Sladen que cette commission avait été attaquée aux environs de Xieng Hong par des tribus hostiles et que la plupart de ceux qui la composaient avaient péri. (Voy. Major Sladen’s Report dans les Parliamentary Papers de 1871, p. 96). Peut-être n’avait-il pour but que de détourner, en cas de réussite, la responsabilité d’un attentat qui a été prémédité peut-être par les Mahométans.

    Enfin, je ferai remarquer que toutes les instances du major Sladen pour continuer sa route jusqu’à Ta-ly sont restées inutiles, et que malgré la courtoisie de la réception qui lui a été faite à Momein, on ne lui a pas laissé dépasser cette ville frontière.