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RETRAITE PRÉCIPITÉE.

rain, le salut consistait en une simple inclination, on consentit à admettre notre manière de faire ; mais on exigea la promesse qu’aucun de nous ne portât d’arme sur lui. Je me plaignis ensuite de l’insulte dont un soldat s’était rendu coupable envers l’un des membres de la mission, en insistant sur notre caractère d’envoyés et sur la gravité de cet outrage. Le sultan a déjà, me dit-on, sévèrement puni l’auteur de cette insolence, et pareil fait ne se reproduira plus.

Après quelques autres paroles échangées, l’envoyé du sultan nous quitta nous laissant enchantés de sa cordialité et de sa rondeur.

Il revint peu après, accompagné d’un ta-se, c’est-à-dire de l’un des huit grands dignitaires qui composent le conseil suprême du sultan. Tous deux demandèrent que je répétasse les explications que j’avais déjà données sur l’objet de notre mission. Je le fis aussi nettement que possible : « Vous n’avez donc point été envoyés expressément par votre souverain à Ta-ly ? — Comment cela pourrait-il être, répondis-je, puisqu’à notre départ on ignorait en France qu’il y eût un roi dans cette ville ? » Ils me prièrent alors de leur confier, pour les montrer au sultan, les lettres chinoises dont j’étais porteur ; j’y consentis, ils se retirèrent paraissant tout aussi satisfaits que la première fois.

Nous passâmes fort tranquillement cette première nuit. Mon intention était de laisser mes compagnons de voyage se reposer à Ta-ly pendant quelques jours et de me rendre seul avec le père Leguilcher sur les bords du Lan-tsang kiang, dont nous n’étions qu’à quatre journées de marche. J’aurais ensuite remonté ce fleuve jusqu’à la hauteur de Li-kiang fou, où le reste de la mission, après s’être remis des fatigues de la marche précipitée que nous venions de faire depuis Tong-tchouen, serait venu me rejoindre.

Le lendemain matin, vers neuf heures, au moment où j’essayais de réunir tous les renseignements nécessaires à l’accomplissement de ce projet, on vint chercher le père Leguilcher de la part du sultan. On me faisait dire en même temps que ce dernier ne me recevrait peut-être pas le jour même. Le père ne revint qu’à midi ; sa figure était bouleversée. Le sultan refusait de nous voir, et nous intimait l’ordre de repartir. « Annonce à ces étrangers, avait-il dit, qu’ils peuvent s’emparer de tous les pays qui bordent le Lan-tsang kiang, mais qu’ils seront obligés de s’arrêter aux frontières de mon royaume. Ils pourront soumettre les dix-huit provinces de la Chine ; mais celle que je gouverne leur donnera plus de mal que tout le reste de l’empire. — Ne sais-tu pas, avait-il ajouté, qu’il y a quelques jours à peine j’ai fait mettre à mort trois Malais ? Si je fais grâce de la vie à ceux que tu accompagnes, c’est par égard à leur qualité d’étrangers et aux lettres de recommandation dont ils sont porteurs. Mais qu’ils se hâtent de s’en retourner. Ils ont pu dessiner mes montagnes et mesurer la profondeur de mes eaux ; ils ne réussiront pas à les conquérir. — Pour toi, avait terminé le sultan en se radoucissant, je connais ta religion, j’ai lu ses livres : mahométans et chrétiens sont frères. Retourne dans ta demeure, et je t’investirai du mandarinat afin que tu puisses gouverner ton peuple. »

Pendant toute cette entrevue, le père était resté debout sans pouvoir rien dire, accablé de questions dont on n’attendait même pas la réponse, interpellé et hué par la foule. Il demanda en vain que l’on renvoyât les assistants, afin qu’il pût parler plus librement.