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DE YUN-NAN À TA-LY.

Kiu tsing fou, 26 janvier 1868.
Monsieur,

Il serait fâcheux que M. le Commandant devînt sérieusement malade aux dernières courses d’un aussi long voyage que le vôtre. J’aime à me persuader que quelques jours de repos et les soins intelligents de M. le docteur Joubert auront suffi pour rendre à M. de Lagrée ses premières forces.

Yang ta-jen et Kong ta-lao-ye qui vous hébergent à Tong-tchouen viennent de m’écrire une lettre commune. Ces deux personnages regrettent vivement de ne pouvoir s’entendre avec vous sans le secours d’interprètes toujours maladroits. Car, disent-ils, il leur serait bien plus facile de traiter vos nobles personnes avec toute la distinction qui leur est due. De plus, ces messieurs me prient de vous dissuader de continuer votre voyage par Houey-li tcheou. Ils désirent vous voir descendre directement à Sin-tcheou fou. Je vous engage de TOUT MON POUVOIR à ne pas aller dans l’ouest et vous dis ou SOUS-ENTENDS tout ce que vous pouvez imaginer de plus persuasif.

Après avoir fait ma commission, j’ajoute — et ceci est bien de moi — : vu le mauvais vouloir de l’autorité, vous allez rencontrer des difficultés peu ordinaires, pour ne pas dire insurmontables.

Mon intention n’est assurément pas de me rendre désagréable par des exhortations importunes ; mais si l’on pouvait trouver le moyen de satisfaire à vos désirs, sans mécontenter les mandarins, tout en vous évitant beaucoup de peine et des dangers faciles à prévoir, n’en seriez-vous pas bien aise ? Le Kin-cha kiang passe à Mong-kou, c’est-à-dire à 13 ou 14 lieues de Tong-tchouen. Allez jusqu’à Mong-kou, sans traverser le fleuve, parcourez sur ses rives en amont et en aval une ligne de 3 ou 400 li, plus ou moins, à volonté ; puis revenez prendre à Tong-tchouen la route de Siu-tcheou fou, où vous retrouverez encore ce même Kin-cha kiang. Voir ce fleuve à Mong-kou, ou bien aller l’examiner à 15 journées plus haut vers les frontières du Tibet, c’est à peu près la même chose. Et puis ne faut-il pas compter avec votre santé passablement compromise, sans que cela paraisse encore d’une manière bien sensible ?

Vous m’obligerez, s’il vous plaît, de me faire connaître le parti que vous aurez pris.

Je salue avec respect M. le Commandant de Lagrée ainsi que ses intrépides compagnons de voyage et vous souhaite à tous l’entier accomplissement de tous vos bons désirs.

J’ai l’honneur d’être, avec un profond respect, votre très-humble et très-obéissant serviteur.

J. FENOUIL, provicaire.


L’opposition des autorités chinoises n’était-elle inspirée que par l’intérêt qu’elles nous portaient et les dangers que nous allions courir ? N’y avait-il en jeu aucune défiance, aucune susceptibilité politique ? Les difficultés que nous allions rencontrer étaient-elles réellement insurmontables comme l’affirmait avec tant d’insistance le P. Fenouil ? Je ne le pensais pas. Aujourd’hui que je possède toutes les inconnues de la question que je devais alors apprécier un peu à l’aveugle, et quoique notre voyage à Ta-ly n’ait point donné tous les résultats que nous en avions espérés tout d’abord, je ne regrette qu’une chose : c’est de n’avoir point suffisamment osé. Avec le prestige que possèdent encore les Européens dans ces régions lointaines, une volonté énergique et prudente doit tout entreprendre et peut tout faire réussir.

Je communiquai la lettre du P. Fenouil au Commandant de Lagrée : « Persistez-vous à partir ?» me demanda-t-il ; et sur ma réponse affirmative : « Vous avez raison, mais soyez prudent et revenez aux premières difficultés sérieuses. Il vous faut compter avec la fatigue que nous éprouvons tous et le peu d’efforts physiques dont nous restons capables. » Voici le résumé des instructions écrites qu’il m’avait chargé de rédiger et qu’il approuva avant mon départ :