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entre deux haies de personnes qui me respiraient au passage. Cette concession ne satisfit point la population ; de tous les coins de la cour, s’éleva un cri, répété en vingt langues différentes : « Qu’il mange, nous voulons qu’il mange. » Outré de cette nouvelle exigence, je déclarai que je ne mangerais pas, et je rentrai dans mon logis sans qu’autour de moi on osât s’y opposer.

Le lendemain, je fis une longue excursion dans la campagne environnante. De belles cultures maraîchères coupées de rizières, de champs de cannes à sucre et de plantations d’arachides s’étendent sur les bords de la rivière de Lin-ngan. Elle sort du lac de Che-pin et se perd, dit-on, à peu de distance, sans qu’il soit possible de savoir si elle appartient au bassin du fleuve de Canton ou à celui du fleuve du Tong-king. Des ponts d’une grande longueur et d’une construction romaine la traversent à des intervalles très-rapprochés. Au coucher du soleil, je m’acheminai de nouveau vers la ville. Le bruit de mon arrivée, qui la veille encore était restée ignorée de la plus grande partie de la population, s’était répandu comme une traînée de poudre. J’amassai en rentrant en ville une énorme suite de curieux ; ce n’était rien à côté de ce qui m’attendait à la pagode même. Le premier étage, les combles, les toits, tout avait été escaladé et ne présentait plus qu’une fourmilière continue de têtes humaines. À mon arrivée, la foule s’écarta sur mon passage, me ménageant au centre un étroit espace dans lequel elle comptait bien me retenir. J’essayai de me retirer dans mon logement et de fermer derrière moi la porte à claire-voie qui donnait sur la cour. Cette porte, peu solide, ne tarda pas à céder à la pression de la populace. Avec l’aide de ma petite escorte de Yuen-kiang, je refoulai les curieux et je m’efforçai de consolider cette insuffisante barrière. Mais la déception de la foule ne tarda pas à se manifester par des reproches adressés à ceux qui, près de la porte, avaient la faiblesse de reculer devant moi. Une pierre fut lancée, vint ricocher entre les barreaux de la porte, et m’atteignit en pleine figure ; d’autres ne tardèrent pas à la suivre ; je fus obligé, pour éviter une lapidation complète, de faire feu avec mon revolver. Je tirai en l’air, me rendant très-bien compte qu’à la vue du sang, cette foule encore indécise se ruerait sur moi et me mettrait en pièces. Dans un pays où existent encore les fusils à mèche, les armes à coup double sont des merveilles à peine connues. Après que l’émoi de cette première détonation fut calmé, on me crut complètement désarmé, et la grêle de pierres recommença de plus belle. Je fis feu une seconde, puis une troisième fois. Ces détonations successives et inexplicables terrifièrent la foule qui voyait mon pistolet rester toujours immobile au-dessus de la porte ; cette arme, qui tirait sans qu’on la chargeât, produisit une immense panique. Il n’y eut bientôt plus dans la cour qu’un groupe peu nombreux de personnes qui, soit crainte, soit compassion, me supplièrent de me calmer, me ramenèrent dans ma chambre et me soignèrent avec intérêt. Peu après, se présenta un mandarin en grand costume qui me fit des excuses au nom du gouverneur, m’annonça que des soldats allaient être placés à toutes les avenues de la pagode et me promit la visite de tous les apothicaires de Lin-ngan. Il m’apprit en même temps que l’expédition venait d’arriver, qu’on l’avait logée en dehors de la ville, mais qu’en raison de l’excitation de la foule, il n’était pas prudent de me ramener en ce moment auprès de mes compagnons.