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verdure presque horizontale qui ressort vivement sur le rocher nu : c’est la trace d’un canal d’irrigation qui va prendre l’eau à une grande hauteur dans l’un des torrents à grande pente qui se déversent dans le fleuve. Ce canal distribue l’eau aux divers villages de la vallée ; la fraîcheur et la végétation renaissent sur son parcours. Il est solidement empierré, muni d’un chemin de ronde et il a dû exiger un énorme travail. On croirait volontiers qu’il eût été moins pénible d’élever l’eau du fleuve qu’on avait à ses pieds. Mais les Chinois préfèrent au travail continu que demandent les machines élévatoires, l’effort plus considérable, mais fait une fois pour toutes, que nécessite la construction d’un canal irrigatoire. On retrouve ces travaux d’irrigation, exécutés quelquefois sur une échelle vraiment grandiose, dans toutes les parties montagneuses de la Chine.

À partir de Pou-pio, l’expédition reprit la route de terre pour se diriger sur Che-pin et Lin-ngan ; je continuai seul à redescendre en barque le Ho-ti kiang. M. de Lagrée ne limitait nullement ma reconnaissance du fleuve ; il se contentait de me donner rendez-vous à Lin-ngan, où le premier arrivé devait attendre l’autre.

Je m’embarquai dans un léger canot au-dessous du rapide de Pou-pio et je me laissai aller au courant de la rivière en compagnie de quelques barques de marchands. Le Ho-ti kiang s’encaisse de plus en plus ; les hauteurs qui l’enserrent atteignent bientôt de 800 à 1,000 mètres. Des schistes, des calcaires, des pouddingues, forment les parois de ces immenses murailles, où ils alternent en couches très-inclinées. Chaque torrent qui vient déchirer ces flancs rocheux en détache une immense quantité de galets et de cailloux qui viennent obstruer le lit du fleuve et y former un rapide. À cette époque de l’année, presque tous ces torrents sont sans eau et la stérilité des pentes rougeâtres qui entourent le voyageur est complète. L’œil, pour trouver un arbre, un buisson, une touffe d’herbe, est obligé de remonter jusqu’aux plus hauts sommets des falaises entre lesquelles il est emprisonné ; encore ne réussit-il à découvrir que quelques pins, que la distance rend microscopiques. Quelquefois cependant un filet d’eau, sur le point de tarir, murmure encore à travers les pierres, puis, parvenu sur le bord des rochers à pic qui forment la berge immédiate du fleuve, se répand en pluie irisée dans les airs. Cette humidité a suffi ; les arbres surgissent sous cette pluie bienfaisante, un rideau de mousse s’étend sur leur feuillage et pend sous la cascade en festons étincelants. À quelque distance d’une de ces petites oasis de verdure, s’ouvre la vallée du Siao Ho-ti, l’affluent le plus considérable de la rive gauche du fleuve. Cette vallée est aussi sombre, aussi encaissée que celle que je descends : on dirait deux immenses corridors qui se croisent à angle droit et dont la voûte s’est écroulée.

Nous franchîmes plusieurs rapides qui exigèrent que nous quittassions nos barques. Un seul batelier y restait ; les autres, debout sur la rive, retenaient la barque vide avec une corde, puis, quand le pilote avait jugé le moment convenable et la barque bien présentée dans le sens du courant, ils ouvraient les mains et le léger esquif franchissait comme une flèche le passage dangereux ; l’homme qui le dirigeait abordait en aval pour reprendre son chargement et son équipage. Les tribus sauvages des environs fournissent un certain nombre d’hommes dont le métier consiste à transporter les marchandises