Page:Louis Delaporte - Voyage d'exploration en Indo-Chine, tome 1.djvu/467

Cette page a été validée par deux contributeurs.

n’avait pas fui, comme l’attestaient les cultures soignées qui entouraient les maisons abandonnées ; elle s’était cachée dans les environs. Ce fut là que je retrouvai M. de Lagrée.

Après la halte nécessitée par le déjeuner, toute l’expédition se remit en marche. Nous redescendîmes le versant opposé du plateau pour traverser la vallée d’un torrent qui coule au sud. Par sa direction, ce cours d’eau appartient sans doute au bassin du Nam La qui se jette dans le Cambodge, entre Xieng Hong et Muong You, et qui sépare, sur une partie de son cours, le Yun-nan proprement dit de la principauté des Chip Song Panna. Nous gravîmes ensuite une chaîne élevée : la route en corniche que nous suivions était bordée de tombeaux couverts d’inscriptions chinoises, quelques-uns construits en marbre. En Chine les chemins, aux abords des grandes villes, se transforment en voies funéraires. L’animation soudaine de la route, les costumes plus recherchés, les allures moins familières des gens que nous rencontrions, nous préparaient petit à petit au spectacle qui nous attendait au prochain détour.

À quatre heures du soir, une plaine immense s’ouvrit au-dessous de nous : au centre s’élevait une ville fortifiée dont les maisons rouges et blanches débordaient l’enceinte de toutes parts et s’allongeaient en faubourgs irréguliers sur les bords de deux ruisseaux qui serpentaient dans la plaine. Les cultures maraîchères, les jardins, les villas rayonnaient à une grande distance, et, dans plusieurs directions, les rubans argentés de routes de pierres sillonnaient les hauteurs déboisées et grisâtres qui entouraient la plaine.

Ce ne fut pas sans une vive émotion que nous saluâmes cette première ville chinoise, qui dressait devant nous ses toits hospitaliers. Après dix-huit mois de fatigues, après avoir traversé des régions vierges encore de toute civilisation, nous nous trouvions devant une cité, représentation vivante de la plus vieille civilisation de l’Orient. Pour la première fois, des voyageurs européens pénétraient en Chine par la frontière indienne.

M. de Lagrée avait envoyé un messager prévenir de notre arrivée les autorités de Se-mao. À peine avions-nous mis le pied dans les faubourgs de la ville, que des officiers chinois escortés de quelques soldats, vinrent faire la génuflexion devant nous et nous précédèrent dans les rues de la ville. Une foule énorme s’était rassemblée sur notre passage et témoignait une curiosité, gênante à force d’empressement, mais au fond de laquelle on sentait de la bienveillance. À ce moment — et à ce moment seulement, — nous fîmes un retour sur nous-mêmes et nous nous attristâmes de notre pauvre équipage. À peine vêtus, sans souliers, n’ayant d’autres insignes qui fissent reconnaître en nous les représentants de l’une des premières nations du monde, que les galons ternis que portait encore M. de Lagrée, nous devions faire une mine bien piteuse aux yeux d’un peuple aussi formaliste que le peuple chinois. À coup sûr nous n’aurions pu traverser dans le même équipage une ville de France, sans rassembler les badauds et ameuter les gamins contre nous. Mais c’était moins notre costume que notre physionomie elle-même qui attirait la curiosité des habitants de Se-mao. On s’imagine difficilement quelles facultés singulières on attribue aux Européens dans ces provinces reculées de l’empire chinois. On ne les connaît qu’à travers