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Mon admiration pour lui grandit de telle manière et prend de telles proportions que je m’en effraie et que je m’arrête parfois devant des comparaisons peut-être blasphématoires. Après lui avoir — faut-il l’avouer ? — préféré… Darzens ! puis après lui avoir donné définitivement le premier rang parmi les poètes nouveaux, voici que je l’ai mis de pair avec Mallarmé et Verlaine, puis bientôt au-dessus d’eux, à la tête de la poésie contemporaine ; et hier sans doute je dépassais les bornes, car je me demandais si, après Hugo, il ne faisait la haute figure de Shelley après Shakespeare ; et aujourd’hui sans doute je suis fou, car je le vois après le même Hugo comme un jeune Wagner après Beethoven…

Et je goûte depuis peu la jouissance exquise d’être presque seul à le juger à son rang. Nul ne le connaît ; nul ne l’aime. Voici dix mois déjà que les Poèmes anciens sont parus, et la foule ignore son nom comme s’il n’était pas né, et les gens de lettres n’ont pas lu plus de vers de lui que de moi, tandis que Jean Aicard, Paul Déroulède, Jean Rameau sont des noms qui courent les rues.

J’assiste seul à l’éclosion d’un génie qui feint de s’ignorer, et qui a une telle modestie, avec une telle horreur de la réclame, qu’il se nomme encore disciple, alors que de longue date il est maître.

Autour de lui, d’autres arrivent ; voici que Moréas vient de percer. Le Pèlerin Passionné est