Page:Lorrain - Sensations et Souvenirs, 1895.djvu/25

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

des fougères, l’amas gélatineux et brun s’étira lentement, et deux pattes palmées ignoblement grêles firent un pas vers moi.

Le crapaud remuait.

Car c’en était un, un immonde crapaud, pustuleux et grisâtre, maintenant qu’il était sorti de son angle et que la lumière fusante des sapins tombait sur son échine en l’éclairant en plein : un ventre d’un blanc laiteux traînait entre ses pattes, ballonné et énorme, tel un abcès prêt à crever ; il remuait douloureux à chaque effort en avant de la bête, et l’ignoble pesanteur de son arrière-train écœurait.

C’était d’ailleurs un crapaud monstrueux, comme je n’en ai jamais vu depuis, un crapaud magicien, tout au moins centenaire, demi-gnome, demi-bête du sabbat, comme il en est parlé dans des contes, un de ces crapauds qui veillent, couronnés d’or massif, sur les trésors des ruines, une fleur de belladone à la patte gauche et se nourrissent de sang humain.

Le crapaud remuait et j’avais bu de l’eau où vivait et où grouillait ce monstre, et je sentais dans ma bouche, dans mon gosier, dans tout mon être comme un goût de chair morte, une odeur d’eau pourrie, et, pour comble d’horreur, je vis que le crapaud, dont les yeux avaient semblé me fixer tout d’abord, avait les deux prunelles crevées, les paupières sanguinolentes et qu’il s’était