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Remplir toute une composition de figures, c’est aussi vicieux et ridicule que si une femme qui veut mettre du fard, au lieu de le placer sur les joues, où il peut être d’un bon effet, le mettait sur le nez, le front, les oreilles. Oui, une composition de tropes et d’images rappelle ces visages coloriés à la manière des anges qui sonnent la trompette du jugement dernier, ou des quatre vents des cartes géographiques. Les mots sonores et les figures, j’en conviens, émaillent le discours ; mais si l’émail vient à couvrir tout l’or, au lieu d’orner le joyau il le dépare. La plupart de nos beaux esprits se sont gâtés à de si pernicieux exemples, et tel poëte insigne qui en écrivant selon ses forces naturelles et dans sa langue propre avait obtenu l’applaudissement général, a tout perdu en passant au cultéranisme[1]. »

En même temps qu’il jugeait ainsi les cultistes, Lope les attaquait chaque jour et sans relâche par ces piquantes moqueries, ces vives épigrammes où il excelle. Ainsi, dans une de ses pièces (El castigo sin venganza), après s’être raillé des novateurs et de leurs phrases : « Certes, dit-il, avec leurs transpositions de mots, ces poëtes ont peu de charité de parler un langage cultidiablesque. » Dans une autre comédie (las Bizarrias de Belisa), l’héroïne de la pièce, parlant des défauts de sa rivale, s’exprime ainsi : « Cette femme qui écrit en style raffiné, dans ce langage inintelligible que personne ne comprend en Castille, et que sa mère n’a pas pu lui enseigner. » Une autre fois il compose un sonnet dans le jargon à la mode, et le termine par ce singulier dialogue : « Tu entends, Fabio, ce que je viens de te dire ? — Parbleu ! si je l’entends ! — Tu mens, Fabio ; car c’est moi qui le dis, et je ne l’entends pas. » Ailleurs, dans la comédie intitulée Amistad y obligacion (Amitié et devoir), un homme vient se présenter comme poëte à un nouveau marié. Celui-ci lui demande : « Êtes-vous pour le style ordinaire ? ou êtes-vous des raffinés ? — Je suis raffiné. — Eh bien, demeurez chez moi, et vous écrirez mes secrets. — Vos secrets ! et pourquoi ? Afin que personne ne les entende. » Enfin, dans un poëme

  1. Dans son excellent livre intitulé Études sur l’Espagne, M. L. Viardot a traduit ce morceau avec le talent qu’on lui connaît, et sa traduction ne nous a pas été inutile.