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du repos aux assiégés qui en ont tant besoin, et en éloignant l’ennemi vous les sauvez, ce qui est le principal but de la guerre[1].

Don Juan d’Autriche.

Je vois que mon avis a besoin d’être appuyé. Parlez, seigneur marquis de Santa-Cruz. J’attache le plus grand prix à l’opinion d’un si illustre capitaine.

Le Marquis de Santa-Cruz.

Si vous considérez, nobles seigneurs, la mer toute couverte de vaisseaux qui la rendent semblable à une vaste forêt ; si vous considérez tous ces peuples qui se sont assemblés à grands frais pour cette cause sainte ; si vous songez à tout ce qu’a fait la sollicitude des puissances pour former cette sainte ligue, comment pourriez-vous voir sans colère et sans honte que de si grands préparatifs devinssent inutiles ? Si nous devions finir par la fuite, n’était-il pas plus simple de rester ? Pourquoi tant de bruit ? Pourquoi venir jusqu’ici ?… Que si l’on dit que la nécessité seule doit conseiller une bataille, quelle situation fut jamais plus pressante que la nôtre ? N’entendez-vous pas d’ici les cris insolents des Turcs encore tout fiers d’avoir porté le fer et la flamme dans d’opulentes cités ? et que n’oseront-ils pas, s’ils voient que toutes les forces de la Chrétienté refusent le combat quand ils le leur présentent ? N’est-il pas toujours dangereux de diminuer sa réputation ? et que devenons-nous nous-mêmes, si l’on peut dire de nous que nous nous sommes lâchement joués de tous ceux à qui nous avions donné des promesses et des espérances ?… Pour ce qui est de la prétendue supériorité des Turcs, je la nie : voyez plutôt ce que nous avons fait à Malte et à Rhodes avec une poignée d’hommes. Ici nous serions presque à nombre égal ; et encore les Turcs n’ont-ils que des recrues, car le siége de Nicosie a dévoré tous leurs vieux soldats. Puis, il est raisonnable à la guerre d’abandonner quelque chose à la fortune ; il faut un peu se confier à la justice de sa cause ; il faut un peu se confier au génie, à la sagesse, au courage, à l’honneur, à la puissance de l’Espagne, de Venise et de Rome !… Il y a plus : supposons,

  1. André Doria avait terminé sa glorieuse carrière plusieurs années avant la formation de la sainte ligue : c’est dire qu’il n’assistait pas au conseil tenu par don Juan d’Autriche avant la bataille de Lépante. Nous ne chercherons pas ici les motifs qui ont pu déterminer Lope à le placer dans sa comédie ; mais nous croyons devoir observer que le langage qu’il lui prête est tout à fait d’accord avec la conduite tenue par le célèbre amiral dans une circonstance analogue. Vers le milieu du seizième siècle, Soliman II ayant porté ses armes dans la Hongrie, Doria proposa à Charles-Quint de faire une diversion du côté de la Grèce. L’empereur lui confia cette expédition. Doria prit Coron, Patras, et ravagea toutes les côtes de la Grèce, ce qui, selon ses prévisions, força les Turcs d’évacuer la Hongrie.