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enfantin, et je m’oubliais à le voir folâtrer et bondir comme un jeune agneau sur le pré. Chacune des paroles bégayées par cette langue encore inhabile était pour nous un oracle, et nous nous disputions les lèvres chéries qui l’avaient prononcè. Je m’habillais lentement, je remerciais l’éternelle Providence des biens qu’elle m’avait accordés, et, charmé de telles matinées succédant à des nuits si sombres, je déplorai plus d’une fois les égarements de ma vie… Ensuite je me retirais pour aller consulter mes livres et pour écrire… Souvent, l’heure du repas arrivée, comme on m’appelait, je répondais avec humeur qu’on me laissât tranquille, tant l’étude est puissante, tant elle nous captive fortement ! Mais alors, tout perles et tout fleurs, mon Carlos paraissait pour m’appeler à son tour. M’illuminant de ses regards et m’entourant de ses bras, il m’entraînait par la main, et moi, l’âme enchantée, je le suivais jusqu’au siége où il m’établissait à côté de sa mère. »

Admiré et applaudi du public, entouré d’une famille qu’il aimait si tendrement, ce pauvre Lope était trop heureux. Les jours de douleur approchaient. À la huitième année de son âge, le petit Carlos, cet enfant adoré, est enlevé par une mort cruelle ; et peu après, à la suite d’une grossesse pénible qu’avait terminée un enfantement laborieux, doña Juana, l’épouse bien-aimée, va rejoindre le petit Carlos (1607-1608).

On devine aisément dans quelles dispositions Lope dut recevoir ces désastres. Il en fut accablé. La première fois, lorsqu’il perdit Isabelle, il venait à peine de contracter ces liens, et il n’avait pas vingt-cinq ans : un vague instinct devait lui dire que tout n’était pas fini pour lui ; un involontaire espoir devait soulager son cœur. Aujourd’hui, il a vécu vingt ans de la vie conjugale, et il est parvenu à un âge où l’on ne peut guère compter sur les dédommagements de l’avenir. Dans son malheur il tourna toutes ses pensées vers la religion. C’est à cette époque qu’il composa ses Soliloques, le plus beau livre ascétique, à mon avis, et le plus éloquent que l’on ait écrit en Espagne : on y voit une âme qui, renonçant désormais aux amours de la terre, aux amours qui finissent, s’est donnée tout entière à Dieu. Ce n’était pas assez. Depuis longtemps Lope figurait parmi les familiers de l’inquisition[1] ;

  1. Les familiers de l’inquisition n’exerçaient aucune magistrature. C’était un