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nous associâmes pour le commerce des vers. » Et voici pourquoi il se tourna vers le théâtre. — À la fin du seizième siècle, en Espagne, il n’y avait guère moyen qu’un auteur pût tirer quelque profit d’un livre. Les libraires ou ne payaient pas du tout, ou payaient fort mal. Il leur était d’ailleurs difficile d’être généreux : d’après la constitution de l’Espagne, la contrefaçon d’un ouvrage était chose permise d’un royaume à l’autre ; et, raisonnablement, le libraire de Madrid ne devait pas risquer de fortes avances sur un ouvrage qui pouvait être publié le lendemain, sans frais d’auteur, par quelque confrère de Valence ou de Saragosse. Le théâtre, au contraire, offrait des gains assurés et suffisants, sinon brillants. Le goût des spectacles s’était singulièrement développé en Espagne, partagé tout à la fois par les hautes classes et par le peuple. Il y avait quarante troupes de comédiens, dont six à Madrid seulement et aux environs ; et deux salles magnifiques, qui existent encore aujourd’hui, venaient d’être élevées dans cette ville. Or, comme le public était avide de nouveautés, les directeurs de ces troupes (autores) faisaient une effroyable consommation de comédies. Ils les achetaient d’avance, à prix fixe ; ils les payaient chacune cinq cents réaux, environ cent trente francs, ce qui équivaut à peu près à deux cents francs de ce temps-ci. La somme n’était pas considérable ; mais pour un poëte aussi expéditif que Lope, qui, au besoin, pouvait faire sa pièce en vingt-quatre heures, c’était encore une ressource. Il se livra donc courageusement à la composition dramatique. Il obtint un succès inouï. Il faut voir ce que dit de cette vogue extraordinaire son contemporain Cervantes, l’auteur de don Quichotte : « Aussitôt parut le prodige de la nature, le grand Lope de Vega, qui s’empara du sceptre de la monarchie comique, assujettit et réduisit sous sa domination tous les comédiens, et remplit le monde de comédies heureuses, convenables, bien conduites, etc., etc.[1]. »

  1. Ce passage se trouve dans la préface des comédies de Cervantes. Voici comme il a été traduit par M. de Sismondi dans l’ouvrage intitulé, De la littérature du midi de l’Europe : « Sur ces entrefaites parut ce prodige de nature (monstruo de naturaleza), Lope de Vega, et il s’éleva à la monarchie comique ; il assujettit et il réduisit sous sa domination tous ceux qui écrivent des farces (todos los farsantes), etc., etc. »