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les lieux mêmes de plaisir ou d’étude. Tout le monde avait tué autour de lui. Le même jour, il avait eu, avec deux officiers russes, un double duel. Pour sauver sa propre vie et se procurer ce passeport, il avait tué cet inoffensif voyageur.

Derrière lui aucun salut n’avait été possible. La longue route de la Sibérie et de la Russie, qui lui avait paru durer deux mille ans, il n’avait pu songer à la refaire en sens inverse. La seule issue concevable avait été d’aller toujours plus avant, de traverser la sinistre Mer Glaciale et, à travers le détroit de Behring, de passer dans l’Alaska, en s’enfonçant, de plus en plus dans la barbarie.

Dans ce but, il s’était acoquiné, en faisant ses preuves, avec des voleurs de fourrures et, sur leurs voiliers, pourri de scorbut, à demi privé de nourriture et d’eau, souffleté par les interminables tempêtes de cette mer orageuse, côte à côte avec ces hommes qui étaient retournés à la bête, il avait trois fois tenté de cingler vers l’Est, à travers le fatal détroit. Trois fois, après mille privations et mille souffrances, lui et ses rudes compagnons avaient été refoulés vers le Kamchatka.

Une quatrième fois, l’aventureuse traversée avait mieux réussi. Un des premiers Européens, il avait foulé les fabuleuses îles des Phoques. Mais il n’était pas, comme les autres, revenu ensuite s’enrichir, au Kamchatka, de la contrebande des fourrures ni dépenser cet argent en de folles orgies. C’est à travers l’Amérique qu’était la route de l’Europe. C’était l’Amérique qu’il fallait gagner à tout prix.

Demeurant donc en ces parages maudits de la mer de Behring et des îles Aléoutiennes[1], il s’était embarqué sur d’autres bateaux, en compagnie d’autres chasseurs de fourrures, aventuriers slavoniens ou russes, mongols, tartares ou sibériens, qui laissaient derrière eux une longue traîne de sang.

  1. Les îles Aléoutiennes forment un long chapelet qui, à la base de la mer de Behring, relient l’Extrême Nord asiatique à l’Extrême Nord américain, le Kamchatka à l’Alaska. (N.d.T.)