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Et cependant, lui, il était ici. Un accident était survenu et, tout seul qu’il fût, il s’était tiré d’affaire. Ces vieux — pas tous, mais certains d’entre eux — ont des âmes de femmes. L’essentiel est de garder ses idées nettes. Alors tout va bien. Un homme, digne de ce nom, doit pouvoir voyager seul.

Tout de même, il était surprenant que ses doigts eussent si vite recommencé à s’engourdir. C’est à peine s’il pouvait saisir une brindille. Ils semblaient ne plus faire partie de son corps. Lorsqu’ils prenaient quelque chose, ses yeux devaient contrôler s’ils la tenaient ou non.

Mais, qu’importait, au fond ! Le feu aussi était là, claquant et craquant, et chacune de ses flammes, qui dansaient dans l’air gelé, était de la vie.

L’homme se mit en position de délacer ses mocassins. Ils étaient recouverts d’une croûte de glace. Les bas épais, de fabrication allemande, qui lui enserraient les mollets, étaient roides comme des fourreaux d’acier. Les lacets des mocassins ressemblaient, eux aussi, à des fils d’acier, tout noirs et tordus, comme s’ils avaient passé par quelque incendie. Il tira dessus, pendant un instant, avec ses doigts gourds. Puis, se rendant compte qu’ainsi il cherchait l’impossible, il tira son couteau de sa gaine. Mais avant qu’il pût couper les lacets, le second événement arriva.

Ce fut de la faute de l’homme. Il avait commis une grave erreur en établissant son feu sous un sapin. Un feu doit être construit à découvert. Mais la place lui avait paru plus confortable.

Or le sapin était chargé, jusqu’à son faîte, d’une épaisse carapace de neige. Le vent, depuis plusieurs semaines, n’avait pas soufflé, la neige s’était accumulée, et chaque branche portait tout ce qu’elle pouvait soutenir. L’homme avait, pour les jeter sur son brasier, brisé quelques branches basses et, ce faisant communiqué à l’arbre une imperceptible agitation.