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n’emplit pas l’estomac. Je crois, d’ailleurs, que tu te vantes, car tu me parais bien mal en point pour une telle besogne.

Morganson couvait des yeux la bouteille, qui s’attardait. L’eau lui en venait à la bouche.

— J’ai eu la chance, tout au début, répondit-il, d’abattre un élan. J’ai vécu sur lui et fait bombance. C’est étonnant comme j’avais repris des forces… Mais mon scorbut s’est aggravé par la suite. C’est lui qui m’a mis en cet état.

Le cabaretier lâcha la bouteille et Morganson s’emplit son verre. Il la remit ensuite sur le comptoir, et, avant de boire, ajouta :

— La tisane de bourgeons de sapin me guérira, j’espère.

— Allons, encore un verre… proposa le cabaretier. Ces deux verres successifs de whisky ne firent pas attendre leur effet sur un tempérament délabré. Morganson sentit la tête lui tourner et il tomba sur une caisse, qui était voisine du poêle.

Il vit comme dans un nuage qu’un des voyageurs, un escogriffe aux larges épaules et à la barbe noire, payait au cabaretier ses consommations et celles de ses deux compagnons. De ses yeux troubles, il l’aperçut qui tirait de sa poche une liasse de banknotes et qui tendait un billet vert.

Morganson revint, d’un coup, à la réalité et son regard s’illumina d’un feu ardent. C’étaient des billets de cent dollars ! C’était de la vie ! Et quelle vie ! Il lui fallut user de toute sa force de volonté, pour s’empêcher de se jeter sur l’homme, de lui arracher la liasse et de s’enfuir dans la nuit.

L’homme à la barbe noire fit signe à l’un de ses compagnons, qui se leva comme lui, et qui tira par sa veste le troisième voyageur, une sorte de géant aux cheveux blonds et à la trogne vermeille, qui somnolait.

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