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Qu’il n’y a point

prétendue innée, que quelqu’un pût rappeller dans ſon Eſprit comme une idée déja connuë avant que d’en avoir reçu aucune impreſſion par les voyes dont nous parlerons dans la ſuite : car encore un coup, ſans ce ſentiment intérieur d’une perception qu’on ait déja euë, il n’y a point de réminiſcence, & on ne ſauroit dire d’aucune idée qui vient dans l’Eſprit ſans cette conviction, qu’on s’en reſſouvienne, ou qu’elle ſorte de la Mémoire, ou qu’elle ſoit dans l’Eſprit avant qu’elle commence de ſe montrer actuellement à nous. Lors qu’une idée n’eſt pas actuellement préſente à l’Eſprit, ou en reſerve, pour ainſi dire, dans la Mémoire, elle n’eſt point du tout dans l’Eſprit, & c’eſt comme ſi elle n’y avoit jamais été. Suppoſons un Enfant qui ait l’uſage de ſes yeux juſqu’à ce qu’il connoiſſe & diſtingue les Couleurs, mais qu’alors les cataractes venant à fermer l’entrée à la lumiére, il ſoit quarante ou cinquante ans, ſans rien voir abſolument, & que pendant tout ce temps-là il perde entiérement le ſouvenir des idées des couleurs qu’il avoit euës auparavant. C’étoit là justement le cas où ſe trouvoit un aveugle auquel j’ai parlé une fois, qui dès l’enfance avoit été privé de la vûe par la petite verole, & n’avoit aucune idée des Couleurs, non plus qu’un Aveugle-né. Je demande ſi un homme dans cet état-là, a dans l’Eſprit quelque idée des Couleurs, plûtôt qu’un Aveugle-né ? Je ne croi pas que perſonne diſe que l’un ou l’autre en ayent abſolument aucune. Mais qu’on leve les cataractes de celui qui eſt devenu aveugle, il aura de nouveau des idées des Couleurs, qu’il ne ſe ſouvient nullement d’avoir euës : idées que la Vûë qu’il vient de recouvrer, ſera paſſer dans ſon Eſprit, ſans qu’il ſoit convaincu en lui-même de les avoir connuës auparavant : après quoi il pourra les rappeller & ſe les rendre comme préſentes à l’Eſprit au milieu des ténèbres. Et c’eſt à l’égard de toutes ces idées des Couleurs qu’on peut rappeller dans l’Eſprit, quoi qu’elles ne ſoient pas préſentes aux yeux, qu’on dit, qu’étant dans la Mémoire elles ſont auſſi dans l’Eſprit. D’où je conclus, Que toute idée qui eſt dans l’Eſprit ſans être actuellement préſente à l’Eſprit, n’y eſt qu’entant qu’elle eſt dans la Mémoire : Que ſi elle n’eſt pas dans la Mémoire, elle n’eſt point dans l’Eſprit ; & Que ſi elle eſt dans la Mémoire, elle ne peut devenir actuellement préſente à l’Eſprit, ſans une perception qui faſſe connoître que cette idée procede de la Mémoire, c’eſt-à-dire qu’on l’a auparavant connuë, & qu’on s’en reſſouvient préſentement. Si donc il y a des idées innées, elles doivent être dans la Mémoire, ou bien on ne ſauroit dire qu’elles ſoient dans l’Eſprit ; & ſi elles ſont dans la Mémoire, elles peuvent être retracées à l’Eſprit ſans qu’aucune impreſſion extérieure précede ; & toutes les fois qu’elles ſe préſentent à l’Eſprit, elles produiſent un ſentiment de reminiſcence, c’eſt-à-dire qu’elles portent avec elles une perception qui convainc intérieurement l’Eſprit, qu’elles ne lui ſont pas entiérement nouvelles. Telle étant la différence qui ſe trouve conſtamment entre ce qui eſt & ce qui n’eſt pas dans la Mémoire ou dans l’Eſprit, tout ce qui n’eſt pas dans la Mémoire, eſt regardé comme une choſe entierement nouvelle, & qui étoit auparavant tout-à-fait inconnuë, lors qu’il vient à ſe préſenter à l’Eſprit : au contraire, ce qui eſt dans la Memoire ou dans l’Eſprit, ne paroit point nouveau, lors qu’il vient à paroître par l’inter-