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De l’Enthouſiaſme. Liv. IV.

propre Fantaiſie pour notre ſuprême & unique guide, & de croire qu’une Propoſition eſt véritable, qu’une action eſt droite, ſeulement parce que nous le croyons ? La force de nos perſuaſions n’eſt nullement une preuve de leur rectitude. Les choſes courbées peuvent être auſſi roides & difficiles à plier que celles qui ſont droites ; & les hommes peuvent être auſſi déciſifs à l’égard de l’Erreur qu’à l’égard de la Vérité. Et comment ſe formeroient autrement ces Zèles intraitables dans des Partis différens & directement oppoſez ? En effet, ſi la lumiére que chacun croit être dans ſon Eſprit, & qui dans ce cas n’eſt autre choſe que la force de ſa propre perſuaſion, ſi cette lumiére, dis-je, eſt une preuve que la choſe dont on eſt perſuadé, vient de Dieu, des opinions contraires peuvent avoir le même droit de paſſer pour des Inſpirations ; & Dieu ne ſera pas ſeulement le Pére de la Lumiére, mais de Lumiéres diametralement oppoſées qui conduiſent les hommes dans des routes contraires ; de ſorte que des Propoſitions contradictoires ſeront des véritez divines, ſi la force de l’aſſurance, quoi que deſtituée de fondement, peut prouver qu’une Propoſition eſt une Revelation divine.

§. 12.La force de perſuaſion ne prouve point qu’une Propoſition vienne de Dieu. Cela ne ſauroit être autrement, tandis que la force de la perſuaſion eſt établie pour cauſe de croire, & qu’on regarde la confiance d’avoir raiſon comme une preuve de la vérité de ce qu’on veut ſoûtenir. S. Paul lui-même croyait bien faire, & être appellé à faire ce qu’il faiſoit quand il perſecutoit les Chrétiens, croyant fortement qu’ils avoient tort. Cependant c’étoit lui qui ſe trompoit, & non pas les Chrétiens. Les gens de bien ſont toûjours hommes, ſujets à ſe méprendre, & ſouvent fortement engagez dans des erreurs qu’ils prennent pour autant de véritez divines qui brillent dans leur Eſprit avec le dernier éclat.

§. 13.Une lumiére dans l’Eſprit, ce que c’eſt. Dans l’Eſprit la lumiére, la vraye lumiére n’eſt ou ne peut être autre choſe que l’évidence de la vérité de quelque Propoſition que ce ſoit ; & ſi ce n’eſt pas une Propoſition évidente par elle-même, toute la lumiére qu’elle peut avoir, vient de la clarté & de la validité des preuves ſur leſquelles on la reçoit. Parler d’aucune autre lumiére dans l’Entendement, c’eſt s’abandonner aux ténèbres ou à la puiſſance du Prince des ténèbres & ſe livrer ſoi-même à l’illuſion, de notre propre conſentement, pour croire le menſonge. Car ſi la force de la perſuaſion eſt la lumiére qui nous doit ſervir de guide, je demande comme on pourra diſtinguer entre les illuſions de Sathan & les inſpirations du S. Eſprit. Ceux qui ſont conduits par ce Feu follet, le prennent auſſi fermement pour une vraye illumination, c’eſt-à-dire, ſont auſſi fortement perſuadez qu’ils ſont éclairez par l’Eſprit de Dieu, que ceux que l’Eſprit divin éclaire veritablement. Ils acquieſcent à cette fauſſe lumiére, ils y prennent plaiſir, ils la ſuivent par-tout où elle les entraîne ; & perſonne ne peut être ni plus aſſûré, ni plus dans le parti de la Raiſon qu’eux, ſi l’on s’en rapporte à la force de leur propre perſuaſion.

§. 14.C’eſt la Raiſon qui doit juger de la vérité de la Revelation. Par conſéquent, celui qui ne voudra pas donner tête baiſſée dans toutes les extravagances de l’illuſion & de l’erreur, doit mettre à l’épreuve