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De la Raiſon. Liv. IV.

ſon Peuple, il n’auroit pu tirer de la Terre qu’une très-petite quantité de ces Thréſors qui avoient été cachez ſi long-temps dans les Mines de l’Amerique. De même, je ſuis tenté de croire, que quiconque conſumera toute la force de ſa raiſon à mettre des Argumens en forme, ne pénétrera pas fort avant dans ce fond de Connoiſſance qui reſte encore caché dans les ſecrets recoins de la Nature, & vers où je m’imagine que le pur bon ſens dans ſa ſimplicité naturelle eſt beaucoup plus propre à nous tracer un chemin, pour augmenter par là le fond des Connoiſſances humaines, que cette reduction du Raiſonnement aux Modes & aux Figures dont on donne des règles ſi préciſes dans les Ecoles.

§. 7. Je m’imagine pourtant qu’on peut trouver des voyes d’aider la Raiſon dans cette partie qui eſt d’un ſi grand uſage ; & ce qui m’encourage à le dire c’eſt le judicieux Hooker qui parle ainſi dans ſon Livre intitulé La Police Eccléſiaſtique, Livre. I. §. 6. Si l’on pouvoit fournir les vrais ſecours du Savoir & de l’Art de raiſonner (car je ne ferai pas difficulté de dire que dans ce ſiécle qui paſſe pour éclairé on ne les connoit pas beaucoup & qu’en général on ne s’en met pas fort en peine) il y auroit ſans doute preſqu’autant de différence par rapport à la ſolidité du Jugement entre les hommes qui s’en ſerviroient, & ce que les hommes ſont préſentement, qu’entre les hommes d’à préſent & des Imbecilles. Je ne prétens pas avoir trouvé ou découvert aucun de ces vrais ſecours de l’Art, dont parle ce grand homme qui avoit l’Eſprit ſi pénétrant ; mais il eſt viſible que le Syllogiſme & la Logique qui eſt préſentement en uſage, & qu’on connoiſſoit auſſi bien de ſon temps qu’aujourd’hui, ne peuvent être du nombre de ceux qu’il avoit dans l’Eſprit. C’eſt aſſez pour moi ſi dans un Diſcours qui eſt peut-être un peu éloigné du chemin battu, qui n’a point été emprunté d’ailleurs, & qui à mon égard eſt aſſurément tout-à-fait nouveau, je donne occaſion à d’autres de s’appliquer à faire de nouvelles découvertes & à chercher en eux-mêmes ces vrais ſecours de l’Art, que je crains bien que ceux qui ſe ſoûmettent ſervilement aux déciſions d’autrui, ne pourront jamais trouver, car les chemins battus conduiſent cette eſpèce de Bétail (c’eſt ainſi qu’un Judicieux * * Horace, Epiſt. Lib. 1. Epiſt. 19. O Imitatores, ſervum pecus. Romain les a nommez) dont toutes les penſées ne tendent qu’à l’imitation, non où il faut aller mais où l’on va, non quò eundum eſt, ſed quò itur. Mais j’oſe dire qu’il y a dans ce ſiécle quelques perſonnes d’une telle force de jugement & d’une ſi grande étenduë d’Eſprit, qu’ils pourroient tracer pour l’avancement de la Connoiſſance des chemins nouveaux & qui n’ont point encore été découverts, s’ils vouloient prendre la peine de tourner leurs penſées de ce côté-là.

§. 8.Nous raiſonnons ſur des choſes particuliéres. Après avoir eu occaſion de parler dans cet endroit du Syllogiſme en général & de ſes uſages dans le Raiſonnement & pour la perfection de nos Connoiſſances, il ne ſera pas hors de propos, avant que de quitter cette matiére, de prendre connoiſſance d’une mépriſe viſible qu’on commet dans les Règles du Syllogiſme, c’eſt que nul Raiſonnement Syllogiſtique ne peut être juſte & concluant, s’il ne contient au moins une Propoſition générale : comme ſi nous ne pouvions point raiſonner & avoir des connoiſſances ſur des choſes particuliéres. Au lieu que dans le fond on trouvera tout bien conſideré qu’il n’y a que les choſes particuliéres qui ſoient l’objet immédiat