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De la Raiſon. Liv. IV.

En ſecond lieu, une autre raiſon qui me fait douter que le Syllogiſme ſoit le véritable inſtrument de la Raiſon dans la découverte de la Vérité, c’eſt que de quelque uſage qu’on ait jamais prétendu que les Modes & les Figures puſſent être, pour découvrir la fallace d’un Argument (ce qui a été examiné ci-deſſus) il ſe trouve dans le fond que ces formes Scholaſtiques qu’on donne au diſcours, ne ſont pas moins ſujettes à tromper l’Eſprit que des maniéres d’argumenter plus ſimples ; ſur quoi j’en appelle à l’Expérience qui a toûjours fait voir que ces Méthodes artificielles étoient plus propres à ſurprendre & à embrouiller l’Eſprit qu’à l’inſtruire & à l’éclairer. De là vient que les gens qui ſont battus & réduits au ſilence par cette méthode Scholaſtique, ſont rarement ou plûtôt ne ſont jamais convaincus & attirez par-là dans le parti du vainqueur. Ils reconnoiſſent peut-être que leur adverſaire eſt plus adroit dans la diſpute ; mais ils ne laiſſent pas d’être perſuadez de la juſtice de leur propre cauſe ; & tout vaincus qu’ils ſont, ils ſe retirent avec la même opinion qu’ils avoient auparavant ; ce qu’ils ne pourroient faire, ſi cette maniére d’argumenter portoit la lumiére & la conviction avec elle, en ſorte qu’elle fit voir aux hommes où eſt la Vérité. Auſſi a-t-on regardé le Syllogiſme comme plus propre à faire obtenir la victoire dans la Diſpute, qu’à découvrir ou à confirmer la Vérité dans les recherches ſincéres qu’on en peut faire. Et s’il eſt certain, comme on n’en peut douter, qu’on puiſſe envelopper des raiſonnemens fallacieux dans des Syllogiſmes, il faut que la fallace puiſſe être découverte par quelque autre moyen que par celui du Syllogiſme.

J’ai vû par expérience, que, lorſqu’on ne reconnoit pas dans une choſe tous les uſages que certaines gens ont été accoûtumez de lui attribuer, ils s’écrient d’abord que je voudrois qu’on en négligeât entiérement l’uſage. Mais pour prévenir des imputations ſi injuſtes & ſi deſtituées de fondement, je leur déclare ici que je ne ſuis point d’avis qu’on ſe prive d’aucun moyen capable d’aider l’Entendement dans l’acquiſition de la Connoiſſance ; & ſi des perſonnes ſtilées & accoûtumées aux formes Syllogiſtiques les trouvent propres à aider leur Raiſon dans la découverte de la Vérité, je croi qu’ils doivent s’en ſervir. Tout ce que j’ai en vûë dans ce que je viens de dire du Syllogiſme, c’eſt de leur prouver qu’ils ne devroient pas donner plus de poids à ces formes qu’elles n’en méritent, ni ſe figurer que ſans leur ſecours les hommes ne font aucun uſage, ou du moins qu’ils ne font pas un uſage ſi parfait de leur Faculté de raiſonner. Il y a des Yeux qui ont beſoin de Lunettes pour voir clairement & diſtinctement les Objets ; mais ceux qui s’en ſervent, ne doivent pas dire à cauſe de cela, que perſonne ne peut bien voir ſans Lunettes. On aura raiſon de juger de ceux qui en uſent ainſi, qu’ils veulent un peu trop rabaiſſer la Nature en faveur d’un Art auquel ils ſont peut-être redevables. Lorſque la Raiſon eſt ferme & accoûtumée à s’exercer elle voit plus promptement & plus nettement par ſa propre pénétration ſans le ſecours du Syllogiſme, que par ſon entremiſe. Mais ſi l’uſage de cette eſpèce de Lunettes a ſi fort offuſqué la vûë d’un Logicien qu’il ne puiſſe voir ſans leur ſecours, les conſéquences ou les inconſéquences d’un Raiſonnement, je ne ſuis pas ſi déraiſonnable pour le blâmer de ce qu’il s’en ſert.