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Des Dégrez d’Aſſentiment. Liv. IV.

comme une vérité qu’ils ont découverte ; & pour l’avenir ils ſont convaincus ſur le témoignage de leur Mémoire, que c’eſt-là l’opinion qui mérite tel ou tel dégré de leur aſſentiment, en vertu des preuves ſur leſquelles ils l’ont trouvée établie.

§. 2.Tous ne ſauroient être toûjours actuellement préſens à l’Eſprit ; nous devons nous contenter de nous ſouvenir que nous avons vû une fois un fondement ſuffiſant pour un tel dégré d’Aſſentiment. C’eſt-là tout ce que la plus grande partie des hommes ne peuvent faire pour régler leurs opinions & leurs jugemens, à moins qu’on ne veuille exiger d’eux qu’ils retiennent dans leur Mémoire toutes les preuves d’une vérité probable, dans le même ordre & dans cette ſuite réguliére de conſéquences dans laquelle ils les ont placées ou vûës auparavant, ce qui peut quelquefois remplir un gros Volume ſur une ſeule Queſtion ; ou qu’ils examinent chaque jour les preuves de chaque opinion qu’ils ont embraſſée : deux choſes également impoſſibles. On ne peut éviter dans ce cas de ſe repoſer ſur ſa Mémoire ; & il eſt d’une abſoluë néceſſité que les hommes ſoient perſuadez de pluſieurs opinions dont les preuves ne ſont pas actuellement préſentes à leur Eſprit, & même qu’ils ne ſont peut-être pas capables de rappeller. Sans cela, il faut, ou que la plûpart des hommes ſoit fort Pyrrhoniens, ou que changeant d’opinion à tout moment, ils ſe rangent du parti de tout homme qui ayant examiné la Queſtion depuis peu, leur propoſe des Argumens auxquels ils ne ſont pas capables de répondre ſur le champ, faute de mémoire.

§. 3.Dangereuſe conſéquence de cette conduite, ſi notre prémier Jugement n’a pas été bien fondé. Je ne puis m’empêcher d’avoûer, que ce que les hommes adherent ainſi à leurs Jugemens précedens & s’attachent fortement aux concluſions qu’ils ont une fois formées, eſt ſouvent cauſe qu’ils ſont fort obſtinez dans l’Erreur. Mais la faute ne vient pas de ce qu’ils ſe repoſent ſur leur Mémoire, à l’égard des choſes dont ils ont bien jugé auparavant, mais de ce qu’auparavant ils ont jugé qu’ils avoient bien examiné avant que de ſe déterminer. Combien y a-t-il de gens, (pour ne pas mettre dans ce rang la plus grande partie des hommes) qui penſent avoir formé des Jugemens droits ſur différentes matieres, par cette ſeule raiſon qu’ils n’ont jamais penſé autrement, qui s’imaginent avoir bien jugé par cela ſeul qu’ils n’ont jamais mis en queſtion ou examiné leurs propres opinions ? Ce qui dans le fond ſignifie qu’ils croyent juger droitement, parce qu’ils n’ont jamais fait aucun uſage de leur Jugement à l’égard de ce qu’ils croyent. Cependant ces gens-là ſont ceux qui ſoûtiennent leurs ſentimens avec le plus d’opiniâtreté ; car en général ceux qui ont le moins examiné leurs propres opinions, ſont les plus emportez & les plus attachez à leur ſens. Ce que nous connoiſſons une fois, nous ſommes certains qu’il eſt tel que nous le connoiſſons ; & nous pouvons être aſſûrez qu’il n’y a point de preuves cachées qui puiſſent renverſer notre Connoiſſance, ou la rendre douteuſe. Mais en fait de Probabilité, nous ne ſaurions être aſſûrez, que dans chaque cas nous ayions devant les yeux tous les points particuliers qui touchent la Queſtion par quelque endroit, & que nous n’ayions ni laiſſé en arriere, ni oublié de conſiderer quelque preuve dont la ſolidité pourroit faire paſſer la probabilité de l’autre côté, & contrebalancer tout ce qui nous a paru juſqu’alors de plus grand poids. A peine y a-t-il dans le Monde un ſeul homme qui ait le loiſir, la patience, & les moyens d’aſſembler toutes les preuves qui peu-