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Des Moyens d’augmenter notre Connoiſſance.Liv. IV.

nité. Je crois donc être en droit d’inferer de là, que la Morale eſt la propre Science & la grande affaire des hommes en général, qui ſont intereſſez à chercher le ſouverain Bien, & qui ſont propres à cette recherche, comme d’autre part différens Arts qui regardent différentes parties de la Nature, ſont le partage & le talent des Particuliers, qui doivent s’y appliquer pour l’uſage ordinaire de la vie & pour leur propre ſubſiſtance dans ce Monde. Pour voir d’une maniére inconteſtable de quelle conſéquence pour être pour la vie humaine la découverte & les propriétez d’un ſeul Corps naturel, il ne faut que jetter les yeux ſur le vaſte Continent de l’Amerique, où l’ignorance des Arts les plus utiles, & le défaut de la plus grande partie des commoditez de la vie, dans un Païs où la Nature a répandu abondamment toutes ſortes de biens, viennent, je penſe, de ce que ces Peuples ignoroient ce qu’on peut trouver dans une Pierre fort commune & très-peu eſtimée, je veux dire le Fer. Et quelle que ſoit l’idée que nous avons de la beauté de notre genie ou de la perfection de nos Lumiéres dans cet endroit de la Terre où la Connoiſſance & l’Abondance ſemblent ſe diſputer le prémier rang, cependant quiconque voudra prendre la peine de conſiderer la choſe de près, ſera convaincu que ſi l’uſage du Fer étoit perdu parmi nous, nous ſerions en peu de ſiécles inévitablement réduits à la néceſſité & à l’ignorance des anciens Sauvages de l’Amérique, dont les talents naturels & les proviſions néceſſaires à la vie ne ſont pas moins conſiderables que parmi les Nations les plus floriſſantes & les plus polies. De ſorte que celui qui a le prémier fait connoître l’uſage de ce ſeul Metal dont on fait ſi peu de cas, peut être juſtement appellé le Pére des Arts & l’Auteur de l’Abondance.

§. 12.Nous devons nous garder des Hypotheſes & des faux principes. Je ne voudrois pourtant pas qu’on crût que je mépriſe ou que je diſſuade l’étude de la Nature. Je conviens ſans peine que la contemplation de ſes Ouvrages nous donne ſujet d’admirer, d’adorer & de glorifier leur Auteur, & que ſi cette étude eſt dirigée comme il faut, elle peut être d’une plus grande utilité au Genre Humain que les Monumens de la plus inſigne Charité, qui ont été élevez à grands frais par les Fondateurs des Hôpitaux. Celui qui inventa l’imprimerie, qui découvrit l’uſage de la Bouſſole, ou qui fit connoître publiquement la vertu & le véritable uſage du Quinquina, a plus contribué à la propagation de la Connoiſſance, à l’avancement des commoditez utiles à la vie, & a ſauvé plus de gens du tombeau que ceux qui ont bâti des Colleges, des ([1]) Manufactures, & des Hôpitaux. Tout ce que je prétens dire, c’eſt que nous ne devons pas être trop promptes à nous figurer que nous avons acquis, ou que nous pouvons acquerir de la Connoiſſance où il n’y a aucune connoiſſance à eſpérer, ou bien par des voyes qui ne peuvent point nous y conduire, & que nous ne devrions pas prendre des Syſtêmes douteux pour des Sciences complettes, ni des notions inintelligibles pour des démonſtrations parfaites. Sur la connoiſſance des Corps nous devons nous contenter de tirer ce que nous pouvons des Expériences particuliéres ; puiſque nous ne ſaurions former un Syſtême

  1. Ce mot ſignifie ici le Lieu où l’on travaille. Voi. le Dictionnaire de l’Academie Françoiſe.