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Des Moyens d’augmenter notre Connoiſſance.Liv. IV.

ticulier ou une Règle générale, & laquelle de ces deux choſes donne naiſſance à l’autre. Les Règles générales ne ſont autre choſe qu’une comparaiſon de nos Idées les plus générales & les plus abſtraites qui ſont un Ouvrage de l’Eſprit qui les forme & leur donne des noms pour avancer plus aiſément dans ſes Raiſonnemens, & renfermer toutes ſes différentes obſervations dans des termes d’une étenduë générale, & les réduire à de courtes Règles. Mais la Connoiſſance a commencé par des idées particuliéres ; c’eſt, dis-je, ſur ces idées qu’elle s’eſt établie dans l’Eſprit, quoi que dans la ſuite on n’y faſſe peut-être aucune reflexion ; car il eſt naturel à l’Eſprit, toûjours empreſſé à étendre ſes connoiſſances, d’aſſembler avec ſoin ces notions générales, & d’en faire un juſte uſage, qui eſt de décharger, par leur moyen, la Mémoire d’un tas embarraſſant d’idées particuliéres. En effet, qu’on prenne la peine de conſiderer comment Enfant ou quelque autre perſonne que ce ſoit, après avoir donné à ſon Corps le nom de Tout & à ſon petit doigt celui de partie, a une plus grande certitude que ſon Corps & ſon petit doigt, tout enſemble, ſont plus gros que ſon petit doigt tout ſeul, qu’il ne pouvoit avoir auparavant, ou quelle nouvelle connoiſſance peuvent lui donner ſur le ſujet de ſon Corps ces deux termes relatifs, qu’il ne puiſſe point avoir ſans eux ? Ne pourroit-il pas connoître que ſon Corps eſt plus gros que ſon petit doigt, ſi ſon Langage étoit ſi imparfait, qu’il n’eût point de termes relatifs tels que ceux de Tout & de partie ? Je demande encore, comment eſt-il plus certain, après avoir appris ces mots, que ſon Corps eſt un Tout & ſon petit doigt une partie, qu’il n’étoit ou ne pouvoit être certain que ſon Corps étoit plus gros que ſon petit doigt, avant que d’avoir appris ces termes ? Une perſonne peut avec autant de raiſon douter ou nier que ſon petit doigt ſoit une partie de ſon Corps, ſinon en le propoſant ſans néceſſité pour convaincre quelqu’un d’une vérité qu’il connoit déja. Car quiconque ne connoit pas certainement qu’une particule de Matiére avec une autre particule de Matiére qui lui eſt jointe, eſt plus groſſe qu’aucune des deux toute ſeule, ne ſera jamais capable de le connoître par le ſecours de ces deux termes relatifs Tout & partie, dont on compoſera telle Maxime qu’on voudra.

§. 4.Il eſt dangereux de bâtir ſur des Principes gratuits. Mais de quelque maniére que cela ſoit dans les Mathematiques ; qu’il ſoit plus clair de dire qu’en ôtant un pouce d’une ligne noire de deux pouces, & un pouce d’une Ligne rouge de deux pouces, le reſte des deux Lignes ſera égal, ou de dire que ſi de choſes égales vous en ôtez des choſes égales, le reſte ſera égal ; je laiſſe déterminer à quiconque voudra le faire, laquelle de ces deux Propoſitions eſt plus claire, & plûtôt connuë, cela n’étant d’aucune importance pour ce que j’ai préſentement en vûë. Ce que je dois faire en cet endroit, c’eſt d’examiner ſi, ſuppoſé que dans les Mathematiques le plus prompt moyen de parvenir à la Connoiſſance, ſoit de commencer par des Maximes généra-