Page:Locke - Essai sur l’entendement humain.djvu/558

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.
515
De l’Exiſtence de Dieu. Liv. IV.

l’examine avec autant de ſoin qu’aucune autre Démonſtration d’une auſſi longue déduction ; cependant comme c’eſt un point ſi fondamental & d’une ſi haute importance, que toute la Religion & la véritable Morale en dépendent, je ne doute pas que mon Lecteur ne m’excuſe ſans peine, ſi je reprens quelques parties de cet Argument pour les mettre dans un plus grand jour.

§. 8.Quelque choſe exiſte de toute éternité. C’eſt une vérité tout-à-fait évidente qu’il doit y avoir quelque choſe qui exiſte de toute éternité. Je n’ai encore ouï perſonne qui fût aſſez déraiſonnable pour ſuppoſer une contradiction auſſi manifeſte que le ſeroit celle de ſoûtenir qu’il y a eu un temps auquel il n’y avoit abſolument rien. Car ce ſeroit la plus grande de toutes les abſurditez, que de croire, que le pur Néant, une parfaite negation, & une abſence de tout Etre pût jamais produire quelque choſe d’actuellement exiſtant.

§. 9.Il y a deux ſortes d’Etres, les uns penſans & les autres non-penſans. L’homme ne connoit ou ne conçoit dans ce Monde que deux ſortes d’Etres.

Prémiérement, ceux qui ſont purement materiels, qui n’ont ni ſentiment, ni perception, ni penſée, comme l’extremité des poils de la Barbe, & les rogneures des Ongles.

Secondement, des Etres qui ont du ſentiment, de la perception, & des penſées, tels que nous nous reconnoiſſons nous-mêmes. C’eſt pourquoi dans la ſuite nous déſignerons, s’il vous plait, ces deux ſortes d’Etres par le nom d’Etres penſans & non-penſans ; termes qui ſont peut-être plus commodes pour le deſſein que nous avons préſentement en vûë (s’ils ne le ſont pas pour autre choſe) que ceux de materiel & d’immateriel.

§. 10.Un Etre non-penſant ne ſauroit produire un Etre penſant. Si donc il doit y avoir un etre qui exiſte de toute éternité, voyons de quelle de ces deux ſortes d’Etre il faut qu’il ſoit. Et d’abord la Raiſon porte naturellement à croire que ce doit être neceſſairement un Etre qui penſe ; car il eſt auſſi impoſſible de concevoir que la ſimple Matiére non-penſante produiſe jamais un Etre intelligent qui penſe, qu’il eſt impoſſible de concevoir que le Néant pût de lui-même produire la Matiére. En effet, ſuppoſons une partie de Matiére, groſſe ou petite, qui exiſte de toute éternité, nous trouverons qu’elle eſt incapable de rien produire par elle-même. Suppoſons par exemple, que la matiére du premier caillou qui nous tombe entre les mains, ſoit éternelle, que les parties en ſoient exactement unies, & qu’elles ſoient dans un parfait repos les unes auprès des autres : s’il n’y avoit aucun autre Etre dans le Monde, ce caillou ne demeureroit-il pas éternellement dans cet état, toûjours en repos & dans une entiére inaction ? Peut-on concevoir qu’il puiſſe ſe donner du mouvement à lui-même, n’étant que pure Matiére, ou qu’il puiſſe produire aucune choſe ? Puis donc que la Matiére ne ſauroit, par elle-même, ſe donner du mouvement, il faut qu’elle ait ſon mouvement de toute éternité, ou que le mouvement lui ait été imprimé par quelque autre Etre plus puiſſant que la Matiére, laquelle, comme on voit, n’a pas la force de ſe mouvoir elle-