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Remedes contre l’Imperfection

ces auſſi bien que ceux des Modes, ce qui cauſera l’obſcurité : car pour les Subſtances qui entrent dans les Diſcours de Morale, on en ſuppoſe les diverſes natures plûtôt qu’on ne ſonge à les rechercher. Par exemple, quand nous diſons, que l’Homme eſt ſujet aux Loix, nous n’entendons autre choſe par le mot Homme qu’une Créature corporelle & raiſonnable, ſans nous mettre aucunement en peine de ſavoir quelle eſt l’eſſence réelle ou les autres Qualitez de cette Créature. Ainſi, que les Naturaliſtes diſputent tant qu’ils voudront entr’eux, ſi un Enfant ou un Imbécille eſt Homme dans un ſens phyſique, cela n’intereſſe en aucune maniére l’Homme moral, ſi j’oſe l’appeler ainſi, que ne renferme autre choſe que cette idée immuable & inaltérable d’un Etre corporel & raiſonnable. Car ſi l’on trouvoit un Singe ou quelque autre Animal qui eût l’uſage de la Raiſon à tel dégré qu’il fût capable d’entendre les ſignes généraux & de tirer des conſéquences des idées générales, il ſeroit ſans doute ſujet aux Loix, & ſeroit Homme en ce ſens-là, quelque différent qu’il fût, par ſa forme extérieure, des autres Etres qui portent le nom d’Homme. Si les noms des Subſtances ſont employez comme il faut dans les Diſcours de Morale, ils n’y cauſeront non plus de déſordre que dans des Diſcours de Mathematique, dans leſquels ſi les Mathematiciens viennent à parler d’un Cube ou d’un Globe d’or, ou de quelque autre matiére, leur idée eſt claire & déterminée, ſans varier le moins du monde, quoi qu’elle puiſſe être appliquée par erreur à un Corps particulier, auquel elle n’appartient pas.

§. 17.Les matiéres de Morale peuvent être traitées clairement par le moyen des définitions. J’ai propoſé cela en paſſant pour faire voir combien il importe qu’à l’égard des noms que les hommes donnent aux Modes mixtes, & par conſequent dans tous leurs diſcours de Morale, ils ayent ſoin de définir les mots lorſque l’occaſion s’en préſente, puiſque par-là l’on peut porter la connoiſſance des véritez morales à un ſi haut point de clarté & de certitude. Et c’eſt avoir bien peu de ſincerité, pour ne pas dire pis, que de refuſer de le faire, puiſque la définition eſt le ſeul moyen qu’on aît de faire connoître le ſens précis des termes de Morale ; & un moyen par où l’on peut en faire comprendre le ſens d’une maniére certaine, & ſans laiſſer ſur cela aucun lieu à la diſpute. C’eſt pourquoi la négligence ou la malice des hommes eſt inexcuſable, ſi les Diſcours de Morale ne ſont pas plus clairs que ceux de Phyſique, puiſque les Diſcours de Morale roulent ſur des idées qu’on a dans l’Eſprit, & dont aucune n’eſt ni fauſſe ni diſproportionnée, par la raiſon qu’elles ne ſe rapportent à nuls Etres extérieurs comme à des Archetypes auxquels elles doivent être conformes. Il eſt bien plus facile aux hommes de former dans leur Eſprit une idée, pour être un Modèle auquel ils donnent le nom de Juſtice, de ſorte que toutes les actions qui ſeront conformes à un Patron ainſi fait, paſſent ſous cette dénomination, que de ſe former, après avoir vû Ariſtide, une telle idée qui en toute choſe reſſemble exactement à cette perſonne, qui eſt telle qu’elle eſt, ſous quelque idée qu’il plaiſe aux hommes de ſe la repréſenter. Pour former la prémiére de ces idées, ils n’ont beſoin que de connoître la combinaiſon des idées qui ſont jointes enſemble dans leur Eſprit ; & pour former l’autre, il faut qu’ils s’engagent dans la recherche de la conſtitution cachée & abſtruſe de toute nature & des diverſes qualitez d’une Choſe qui exiſte hors d’eux-mêmes.