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& l’Abus des Mots. Liv. III.

pas être ſurpris qu’on ait ſi fort accablé les Sciences & tout ce qui fait partie de la Connoiſſance, de termes obſcurs & équivoques, d’expreſſions douteuſes & deſtituées de ſens, toutes propres à faire que l’Eſprit le plus attentif ou le plus pénétrant ne ſoit guére plus inſtruit ou plus orthodoxe, ou plûtôt ne le ſoit pas davantage que le plus groſſier qui reçoit ces mots ſans s’appliquer le moins du monde à les entendre, puiſque la ſubtilité a paſſé ſi hautement pour vertu dans la perſonne de ceux qui font profeſſion d’enſeigner ou de défendre la Vérité : vertu qui ne conſiſtant pour l’ordinaire que dans un uſage illuſoire de termes obſcurs ou trompeurs, n’eſt propre qu’à rendre les hommes plus vains dans leur ignorance, & plus obſtinez dans leurs erreurs.

§. 6.Les Diſputes On n’a qu’à jetter les yeux ſur des Livres de Contreverſes de toute eſpèce, pour voir que tous ces termes obſcurs, indéterminez ou équivoques, ne produiſent autre choſe que du bruit & des querelles ſur des ſons, ſans jamais convaincre ou éclairer l’Eſprit. Car ſi celui qui parle, & celui qui écoute, ne conviennent point entr’eux des idées que ſignifient les mots dont ils ſe ſervent, le raiſonnement ne roule point ſur des Choſes, mais ſur des mots. Pendant tout le temps qu’un de ces mots dont la ſignification n’eſt point déterminée entr’eux, vient à être employé dans le diſcours, il ne ſe préſente à leur Eſprit aucun autre Objet ſur lequel ils conviennent qu’un ſimple ſon, les choſes auxquelles ils penſent en ce temps-là comme exprimées par ce mot, étant tout-à-fait différentes.

§. 7.Exemple tiré d’une Chauve-ſouris & d’un Oiſeau. Lorſqu’on demande ſi une Chauve-ſouris eſt un Oiſeau ou non, la queſtion n’eſt pas ſi une Chauve-ſouris eſt autre choſe que ce qu’elle eſt effectivement, ou ſi elle a d’autres qualitez qu’elle n’a véritablement, car il ſeroit de la derniére abſurdité d’avoir aucun doute là-deſſus. Mais la Queſtion eſt, 1. ou entre ceux qui reconnoiſſent n’avoir que des idées imparfaites de l’une des Eſpèces ou de toutes les deux Eſpèces de choſes qu’on ſuppoſe que ces noms ſignifient ; & en ce cas-là, c’eſt une recherche réelle ſur la nature d’un Oiſeau ou d’une Chauve-ſouris, par où ils tâchent de rendre les idées qu’ils en ont, plus completes, tout imparfaites qu’elles ſont, & cela en examinant, ſi toutes les idées ſimples qui combinées enſemble ſont déſignées par le nom d’oiſeau, ſe peuvent toutes rencontrer dans une Chauve-ſouris : ce qui n’eſt point une Queſtion de gens qui diſputent, mais de perſonnes qui examinent ſans affirmer ou nier quoi que ce ſoit. Ou bien, en ſecond lieu, cette Queſtion ſe paſſe entre des gens qui diſputent, dont l’un affirme & l’autre nie qu’une Chauve-ſouris ſoit un Oiſeau : mais alors la queſtion roule ſimplement ſur la ſignification d’un de ces mots ou de tous les deux enſemble, parce que n’ayant pas de part & d’autre les mêmes idées complexes qu’ils déſignent par ces deux noms, l’un ſoûtient que ces deux noms peuvent être affirmez l’un de l’autre ; & l’autre le nie. S’ils étoient d’accord ſur la ſignification de ces deux noms, il ſeroit impoſſible qu’ils y puſſent trouver un ſujet de diſpute, car cela étant une fois arrêté entr’eux, ils verroient d’abord & avec la derniére évidence, ſi toutes les idées du nom le plus général qui eſt Oiſeau, ſe trouveroient dans l’idée complexe d’une Chauve-ſouris ou non, & par ce moyen on ne ſauroit douter ſi une Chauve-