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De l’Abus des Mots. Liv. III.

que ce qu’il ſignifie, & qu’il tient la place de quelque autre choſe que de l’idée qu’un homme déclare vouloir exprimer par ce mot.

§. 18.Comme, lorſqu’on les met pour les eſſences réelles des Subſtances. A la vérité, les noms des Subſtances ſeroient beaucoup plus commodes, & les Propoſitions qu’on formeroit ſur ces noms, beaucoup plus certaines, ſi les eſſences réelles des Subſtances étoient les idées mêmes que nous avons dans l’Eſprit & que ces noms ſignifient. Et c’eſt parce que ces eſſences réelles nous manquent, que nos paroles répandent ſi peu de lumiére ou de certitude dans les Diſcours que nous faiſons ſur les Subſtances. C’eſt pour cela que l’Eſprit voulant écarter cette imperfection autant qu’il peut, ſuppoſe tacitement que les mots ſignifient une choſe qui a cette eſſence réelle, comme ſi par-là il en approchoit de plus près. Car quoi que le mot Homme ou Or ne ſignifie effectivement autre choſe qu’une idée complexe de propriétez, jointes enſemble dans une certaine ſorte de Subſtance ; cependant à peine ſe trouve-t-il une perſonne qui dans l’uſage de ces Mots ne ſuppoſe que chacun d’eux ſignifie une choſe qui a l’eſſence réelle, d’où dépendent ces propriétez. Mais tant s’en faut que l’imperfection de nos Mots diminuë par ce moyen, qu’au contraire elle eſt augmentée par l’abus viſible que nous en faiſons en leur voulant faire ſignifier quelque choſe dont le nom que nous donnons à notre idée complexe, ne peut abſolument point être le ſigne ; parce qu’elle n’eſt point renfermée dans cette idée.

§. 19.Ce qui fait que nous ne croyons pas que chaque changement qui arrive dans note idée d’une Subſtance n’en change pas l’Eſpèce. Nous voyons en cela la raiſon pourquoi à l’égard des Modes mixtes dès qu’une des idées qui entrent dans la compoſition d’un Mode complexe, eſt excluë ou changée, on reconnoit auſſi-tôt qu’il eſt autre choſe, c’eſt-à-dire qu’il eſt d’une autre Eſpèce, comme il paroît viſiblement par ces mots ([1]) meurtre, aſſaſſinat, parricide, &c. La raiſon de cela, c’eſt que l’idée complexe ſignifiée par le nom d’un Mode mixte eſt l’eſſence réelle auſſi bien que la nominale, & qu’il n’y a point de ſecret rapport de ce nom à l’égard des Subſtances. Car quoi que dans celle que nous nommons Or, l’un mette dans ſon idée complexe ce qu’un autre omet, & au contraire ; les hommes ne croyent pourtant pas que pour cela l’Eſpèce ſoit changée, parce qu’en eux-mêmes ils rapportent ſecretement ce nom à une eſſence réelle & immuable d’une Choſe exiſtante, de laquelle eſſence ces Propriétez dépendent & à laquelle ils ſuppoſent que ce nom eſt attaché. Celui qui ajoûte à ſon idée complexe de l’Or celle de fixité ou de capacité d’être diſſous dans l’Eau Regale, qu’il n’y mettoit pas auparavant, ne paſſe pas pour avoir changé l’Eſpèce, mais ſeulement pour avoir une idée plus parfaite en ajoûtant une autre idée ſimple qui eſt toûjours actuellement jointe aux autres, dont étoit compoſée la prémiére idée complexe. Mais bien

  1. L’Auteur propoſe, outre le mot de parricide, trois mots qui marquent trois eſpèces de meurtre, bien diſtinctes. J’ai été obligé de les omettre, parce qu’on ne peut les exprimer en François que par periphraſe. Le prémier eſt chance-medly meurtre commis par hazard & ſans aucun deſſein. Le ſecond man-ſlaughter, meurtre qui n’a pas été fait de deſſein prémedité, quoi que volontairement ; comme lorſque dans une querelle entre deux perſonnes, l’agreſſeur ayant le prémier tiré l’épée, vient à être tué. Le troiſiéme, murther, homicide de deſſein prémedité.