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De l’Abus des Mots. Liv. III.

viſible que quiconque parleroit de cette maniére dans les affaires du Monde, donnant à cette figure 8, quelquefois le nom de ſept, & quelquefois celui de neuf, ſelon qu’il y trouveroit mieux ſon compte, ſeroit regardé comme un fou ou un méchant homme. Cependant dans les Diſcours & dans les Diſputes des Savans cette maniére d’agir paſſe ordinairement pour ſubtilité & pour véritable ſavoir. Mais pour moi, je n’en juge point ainſi, & ſi j’oſe dire librement ma penſée, il me ſemble qu’un tel procedé eſt auſſi malhonnête que de mal placer les jettons en ſupputant un compte ; & que la tromperie eſt d’autant plus grande que la Vérité eſt d’une bien plus haute importance & d’un plus grand prix que l’Argent.

§. 6.III. Obſcurité affectée par de mauvaiſes applications qu’on fait des mots. Un troiſiéme abus qu’on fait du Langage, c’eſt une obſcurité affectée, ſoit en donnant à des termes d’uſage des ſignifications nouvelles & inuſitées, ſoit en introduiſant des termes nouveaux & ambigus ſans définir ni les uns ni les autres, ou bien en les joignant enſemble d’une maniére qui confonde le ſens qu’ils ont ordinairement. Quoi que la Philoſophie Peripateticienne ſe ſoit renduë remarquable par ce défaut, les autres Sectes n’en ont pourtant pas été tout-à-fait exemptes. A peine y en a-t-il aucune, (telle eſt l’imperfection des connoiſſances humaines) qui n’ait été embarraſſé de quelques difficultez qu’on a été contraint de couvrir par l’obſcurité des termes & en confondant la ſignification des Mots, afin que cette obſcurité fût comme un nuage devant les yeux du Peuple qui put l’empêcher de découvrir les endroits foibles de leur Hypotheſe. Quiconque eſt capable d’un peu de reflexion voit ſans peine que dans l’uſage ordinaire, Corps & Extenſion ſignifient deux idées diſtinctes ; cependant il y a des gens qui trouvent néceſſaire d’en confondre la ſignification. Il n’y a rien qui aît plus contribué à mettre en vogue le dangereux abus du Langage qui conſiſte à confondre la ſignification des termes, que la Logique & les Sciences, telles qu’on les a maniées dans les Ecoles ; & l’art de diſputer, qui a été en ſi grande admiration, a auſſi beaucoup augmenté les imperfections naturelles du Langage, tandis qu’on l’a fait ſervir à embrouiller la ſignification des Mots plûtôt qu’à découvrir la nature & la vérité des Choſes. En effet, qu’on jette les yeux ſur les ſavans Ecrits de cette eſpèce, & l’on verra que les Mots y ont un ſens plus obſcur, plus incertain & plus indéterminé que dans la Converſation ordinaire.

§. 7.La Logique & les Diſputes ont beaucoup contribué à cet abus. Cela doit être néceſſairement ainſi, par-tout où l’on juge de l’Eſprit & du Savoir des hommes par l’addreſſe qu’ils ont à diſputer. Et lors que la réputation & les récompenſes ſont attachées à ces ſortes de conquêtes, qui dépendent le plus ſouvent de la ſubtilité des mots, ce n’eſt pas merveille que l’Eſprit de l’homme étant tourné ce côté-là, confonde, embrouille, & ſubtiliſe la ſignification des ſons, en ſorte qu’il lui reſte toûjours quelque choſe à dire pour combattre ou pour défendre quelque Queſtion que ce ſoit, la Victoire étant adjugée non à celui qui a la Vérité de ſon côté, mais à celui qui parle le dernier dans la Diſpute.

§. 8.Cette obſcurité eſt fauſſement appellée ſubtilité. Quoi que ce ſoit une adreſſe bien inutile, & à mon avis, entierement propre à nous détourner du chemin de la Connoiſſance, elle a pourtant paſſé juſqu’ici pour ſubtilité & pénétration d’Eſprit, & a remporté