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De l’Abus des Mots. Liv. III.

ou, qui pis eſt, qu’on établit ſignes, ſans leur faire ſignifier aucune choſe. On peut diſtinguer ces Mots en deux Claſſes.

I. Chacun peut remarquer dans toutes les Langues, certains Mots, qu’on trouvera, après les avoir examinez, ne ſignifier dans leur prémiére origine & dans leur uſage ordinaire, aucune idée claire & déterminée. La plûpart des Sectes de Philoſophie & de Religion en ont introduit quelques-uns. Leurs Auteurs ou leurs Promoteurs affectant des ſentimens ſinguliers & au deſſus de la portée ordinaire des hommes, ou bien voulant ſoûtenir quelque opinion étrange ou cacher quelque endroit foible de leurs Syſtêmes, ne manquent guère de fabriquer de nouveaux termes qu’on peut juſtement appeler de vains ſons, quand on vient à les examiner de près. Car ces mots ne contenant pas un amas déterminé d’idées qui leur ayent été aſſignées quand on les a inventez pour la prémiere fois : ou renfermant du moins des idées qu’on trouvera incompatibles après les avoir examinées, il ne faut pas s’étonner que dans la ſuite ce ne ſoient, dans l’uſage ordinaire qu’en fait le Parti, que de vains ſons qui ne ſignifient que peu de choſe, ou rien du tout parmi des gens qui ſe figurent qu’il ſuffit de les avoir ſouvent à la bouche, comme des caractéres diſtinctifs de leur Egliſe ou de leur Ecole, ſans ſe mettre beaucoup en peine d’examiner quelles ſont les idées préciſes que ces Mots ſignifient. Il n’eſt pas néceſſaire que j’entaſſe ici des exemples de ces ſortes de termes, chacun peut en remarquer aſſez grand nombre dans les Livres & dans la converſation : ou s’il en veut faire une plus ample proviſion, je croi qu’il trouvera dequoi ſe contenter pleinement chez les Scholaſtiques & les Metaphyſiciens, parmi leſquels on peut ranger, à mon avis, les Philoſophes de ces derniers ſiécles qui ont excité tant de diſputes ſur des Queſtions Phyſiques & Morales.

§. 3. II. Il y en a d’autres qui portent ces abus encore plus avant, prenant ſi peu garde de ne pas ſe ſervir des Mots qui dans leur prémier uſage ſont à peine attachez à quelque idée claire & diſtincte, que par une négligence inexcuſable, ils employent communément des Mots adoptez par l’Uſage de la Langue à des idées fort importantes, ſans y attacher eux-mêmes aucune idée diſtincte. Les mots de ſageſſe, de gloire, de grace, &c. ſont fort ſouvent dans la bouche des hommes : mais parmi ceux qui s’en ſervent, combien y en a-t-il qui, ſi l’on leur demandoit ce qu’ils entendent par-là, s’arrêteroient tout court, ſans ſavoir que répondre ? Preuve évidente qu’encore qu’ils ayent appris ces ſons & qu’ils les rappellent aiſément dans leur Mémoire, ils n’ont pourtant pas dans l’Eſprit des idées déterminées qui puiſſent être, pour ainſi dire, exhibées aux autres par le moyen de ces termes.

§. 4.Cela vient de ce qu’on apprend les mots avant que d’apprendre les idées qui leur appartiennent. Comme il eſt facile aux hommes d’apprendre & de retenir des Mots, & qu’ils ont été accoûtumez à cela dès le berceau avant qu’ils connuſſent ou qu’ils euſſent formé les idées complexes auxquelles les Mots ſont attachez ou qui doivent ſe trouver dans les Choſes dont ils ſont regardez comme les ſignes, ils continuent ordinairement d’en uſer de même pendant toute leur vie : de ſorte que ſans prendre la peine de fixer dans leur Eſprit