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De l’Imperfection des Mots. Liv. III.

Nature, & qu’on ne peut montrer aucuns modèles par où l’on puiſſe les rectifier. Ainſi, l’on ne ſauroit jamais connoître par les choſes mêmes ce qu’emporte le mot de Meurtre ou de Sacrilege, &c. Il y a pluſieurs parties de ces Idées complexes qui ne paroiſſent point dans l’action même : l’intention de l’Eſprit, ou le rapport aux choſes faintes, qui font partie du Meurtre ou du Sacrilege, n’ont pas une liaiſon néceſſaire avec l’action extérieure & viſible de celui qui commet l’un ou l’autre de ces Crimes : & l’action de tirer à ſoi la détente du Mouſquet par où l’on commet un meutre, & qui eſt peut-être la ſeule action viſible, n’a point de liaiſon naturelle avec les autres idées qui compoſent cette idée complexe, nommée meurtre ; leſquelles tirent uniquement leur union & leur combinaiſon de l’Entendement qui les aſſemble ſous un ſeul nom. Mais comme il fait cet aſſemblage ſans règle ou modèle, il faut néceſſairement que la ſignification du Nom qui déſigne de telles collections arbitraires, ſe trouve ſouvent différente dans l’Eſprit de différentes perſonnes qui ont à peine aucun modèle fixe ſur lequel ils règlent eux-mêmes leurs notions dans ces ſortes d’idées arbitraires.

§. 8.La propriété du Langage ne ſuffit pas pour remédier à cet inconvénient. L’on peut ſuppoſer à la vérité que l’Uſage commun qui règle la propriété du Langage, nous eſt de quelque ſecours en cette rencontre pour fixer la ſignification des Mots ; & l’on ne peut nier qu’il ne la fixe juſqu’à un certain point. Il eſt, dis-je, hors de doute que l’Uſage commun règle aſſez bien le ſens des Mots pour la converſation ordinaire. Mais comme perſonne n’a droit d’établir la ſignification préciſe des Mots, ni de déterminer à quelles idées chacun doit les attacher, l’Uſage ordinaire ne ſuffit pas pour nous autoriſer à les adapter à des Diſcours Philoſophiques : car à peine y a-t-il un nom d’aucune Idée fort complexe (pour ne pas parler des autres) qui dans l’Uſage ordinaire n’ait une ſignification fort vague & qui, ſans devenir impropre, ne puiſſe être fait ſigne d’Idées fort différentes. D’ailleurs, la règle & la meſure de la propriété des termes n’étant déterminée nulle part, on a ſouvent occaſion de diſputer ſi ſuivant la propriété du Langage on peut employer un mot d’une telle ou d’une telle maniére. Et de tout cela il s’enſuit fort viſiblement, que les noms de ces ſortes d’idées fort complexes ſont naturellement ſujets à cette imperfection d’avoir une ſignification douteuſe & incertaine ; & que même dans l’Eſprit de ceux qui déſirent ſincerement s’entendre l’un l’autre, ils ne ſignifient pas toûjours la même idée dans celui qui parle, & dans celui qui écoute. Quoi que les noms de Gloire & de Gratitude ſoient les mêmes dans la bouche de tout François qui parle la Langue de ſon Païs, cependant l’idée complexe que chacun a dans l’Eſprit, ou qu’il prétend ſignifier par l’un de ces noms, eſt apparemment fort différente dans l’uſage qu’en font des gens qui parlent cette même Langue.

§. 9.La maniére dont on apprend les noms des Modes mixtes contribuë encore à leur incertitude. D’ailleurs, la maniére dont on apprend ordinairement les noms des Modes mixtes, ne contribuë pas peu à rendre leur ſignification douteuſe. Car ſi nous prenons la peine de conſiderer comment les Enfans apprennent les Langues, nous trouverons, que, pour leur faire entendre ce que ſignifient les noms des Idées ſimples & des Subſtances, on leur montre ordinai-