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Des Noms des Subſtances. Liv. III.

ſées, lorſqu’il entend tels & tels noms de Subſtances, ou qu’il en parle lui-même pour ſavoir quelles ſortes d’eſſences ils ſignifient.

§. 8. Or que les Eſpèces des Choſes ne ſoient à notre égard que leur reduction à des noms diſtincts, ſelon ſes idées complexes que nous en avons, & non pas ſelon les eſſences préciſes, diſtinctes & réelles qui ſont dans les Choſes, c’eſt ce qui paroît évidemment de ce que nous trouvons que quantité d’Individus rangez ſous une ſeule Eſpèce, déſignez par un nom commun, & qu’on conſidère par conſéquent comme d’une ſeule Eſpèce, ont pourtant des Qualitez dépendantes de leurs conſtitutions réelles, par où ils ſont autant differens, l’un de l’autre, qu’ils le ſont d’autres Individus dont on compte qu’ils différent ſpécifiquement. C’eſt ce qu’obſervent ſans peine tous ceux qui examinent les Corps naturels : & en particulier les Chymiſtes ont ſouvent occaſion d’en être convaincus par de fâcheuſes expériences, cherchant quelquefois en vain dans un morceau de ſouphre, d’antimoine, ou de vitriol les memes Qualitez qu’ils ont trouvées dans d’autres parties de ces Mineraux. Quoi que ce ſoient des Corps de la même Eſpèce, qui ont la même eſſence nominale ſous le même nom ; cependant après un rigoureux examen il paroit dans l’une des Qualitez ſi différentes de celles qui ſe rencontrent dans l’autre, qu’ils trompent l’attente & le travail des Chymiſtes les plus exacts. Mais ſi les Choſes étoient diſtinguées en Eſpèces ſelon leurs eſſences réelles, il ſeroit auſſi impoſſible de trouver différentes propriétez dans deux Subſtances individuelles de la même Eſpèce, qu’il l’eſt de trouver différentes propriétez dans deux Cercles, ou dans deux Triangles équilateres. C’eſt proprement l’eſſence, qui à notre égard détermine chaque choſe particulière à telle ou à telle Claſſe, ou ce qui revient au même, à tel ou tel nom général ; & elle ne peut être autre choſe que l’idée abſtraite à laquelle le nom eſt attaché. D’où il s’enſuit que dans le fond cette Eſſence n’a pas tant de rapport à l’exiſtence des choſes particulières, qu’à leurs dénominations générales.

§. 9.Ce n’eſt pas l’Eſſence réelle qui détermine l’Eſpèce, puisque cette Eſſence nous eſt inconnuë. Et en effet, nous ne pouvons point réduire les choſes à certaines Eſpèces, ni par conſéquent leur donner des dénominations (ce qui eſt le but de cette reduction) en vertu de leurs eſſences réelles, parce que ces eſſences nous ſont inconnuës. Nos facultez ne nous conduiſent point, pour la connoiſſance & la diſtinction des Subſtances, au delà d’une collection des Idées ſenſibles que nous y obſerverons actuellement, laquelle collection quoi que faite avec la plus grande exactitude dont nous ſoyons capables, eſt pourtant plus éloignée de la veritable conſtitution intérieure d’où ces Qualitez découlent, que l’Idée qu’un Païſan a de l’Horloge de Strasbourg n’eſt éloignée d’être conforme à l’artifice intérieur de cette admirable machine, dont le Païſan ne voit que la figure & les mouvemens extérieurs. Il n’y a point de Plante ou d’Animal ſi peu conſiderable qui ne confonde l’Entendement de la plus vaſte capacité. Quoi que l’uſage ordinaire des choſes qui ſont autour de nous, étouffe l’admiration qu’elles nous cauſeroient autrement, cela ne guerit pourtant point notre ignorance. Dès que nous venons à examiner les pierres que nous foulons aux pieds, ou le Fer que nous manions tous les jours, nous ſommes convaincus que nous n’en connoiſſons