Page:Locke - Essai sur l’entendement humain.djvu/393

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.
350
Des Noms des Modes Mixtes. Liv. III.

complete. Car dans quelle vûë la Mémoire ſe chargeroit-elle de telles compoſitions, à moins que ce ne fût par voye d’abſtraction pour les rendre générales ; & pourquoi les rendroit-on générales ſi ce n’étoit pour avoir des noms généraux dont on put ſe ſervir commodément dans les entretiens qu’on auroit avec les autres hommes ? Ainſi nous voyons qu’on ne regarde pas comme deux Eſpèces d’actions diſtinctes de tuer un homme avec une épée ou avec une hache, mais ſi la pointe de l’épée entre la prémiére dans le Corps, on regarde cela comme une Eſpèce diſtincte dans les Lieux où cette action a un nom diſtinct, comme ([1]) en Angleterre. Mais dans un autre Païs où il eſt arrivé que cette action n’a pas été ſpécifiée ſous un nom particulier, elle ne paſſe pas pour une Eſpèce diſtincte. Du reſte, quoi que dans les Eſpèces des Subſtances corporelles, ce ſoit l’Eſprit qui forme l’Eſſence nominale ; cependant parce que les Idées qui y ſont combinées, ſont ſuppoſées être unies dans la Nature, ſoit que l’Eſprit les joigne enſemble ou non, on les regarde comme des Eſpèces diſtinctes, ſans que l’Eſprit y interpoſe ſon operation, ſoit par voye d’abſtraction, ou en donnant un nom à l’idée complexe qui conſtituë cette eſſence.

§.12.Nous ne conſiderons point les Originaux des Modes mixtes au delà de l’Eſprit, ce qui prouve encore qu’ils ſont l’Ouvrage de l’Entendement. Une autre remarque qu’on peut faire en conſéquence de ce que je viens de dire ſur les Eſſences des Eſpèces des Modes mixtes, qu’elles ſont produites par l’Entendement plûtôt que par la Nature, c’eſt que leurs noms conduiſent nos penſées à ce qui eſt dans l’Eſprit, & point au delà. Lorſque nous parlons de Juſtice & de Reconnoiſſance, nous ne nous repréſentons aucune choſe exiſtante que nous ſongions à concevoir, mais nos penſées ſe terminent aux idées abſtraites de ces vertus, & ne vont pas plus loin, comme elles font quand nous parlons d’un Cheval ou du Fer, dont nous ne conſiderons pas les Idées ſpécifiques comme exiſtantes purement dans l’Eſprit ; mais dans les Choſes mêmes qui nous fourniſſent les patrons originaux de ces Idées. Au contraire, dans les Modes mixtes, ou du moins dans les plus conſidérables qui ſont les Etres de morale, nous conſiderons les modèles originaux comme exiſtans dans l’Eſprit, & c’eſt à ces modèles que nous avons égard pour diſtinguer chaque Etre particulier par des noms diſtincts. De-là vient, à mon avis, qu’on donne aux eſſences des Eſpèces des Modes mixtes le nom plus particulier de[2] Notion, comme ſi elles appartenoient à l’Entendement d’une maniére plus particuliére que les autres Idées.

§. 13.La raiſon pourquoi ils ſont ſi compoſez, c’eſt parce qu’ils ſont formez par l’Entendement ſans modèles. Nous pouvons auſſi apprendre par-là, pourquoi les Idées complexes des Modes mixtes ſont communément plus compoſées, que celles des Subſtances naturelles. C’eſt parce que l’Entendement qui en les formant par lui-même ſans aucun rapport à un original préexiſtant, s’attache uniquement à ſon but, & à la commodité d’exprimer en abregé les idées qu’il voudroit faire connoître à une autre perſonne, réunit ſouvent avec une extrême liberté dans une ſeule idée abſtraite des choſes qui n’ont aucune liaiſon dans la Nature : & par-là il aſſemble ſous un ſeul terme une grande varieté d’Idée di-

  1. Où on la nomme Stabbing. Voyez ci-deſſus pag. 346. ce qui a été dit ſur ce mot-là.
  2. On dit, la Notion de la Juſtice, de la Temperance ; mais on ne dit point, la Notion d’un Cheval, d’une pierre, &c.