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De l’Aſſociation des Idées. Liv. II.

bien par quelques fantaiſies ridicules. Un homme ſait qui a été incommodé pour avoir trop mangé de miel, n’entend pas plûtôt ce mot, que ſon imagination lui cauſe des ſoulevemens de cœur. Il n’en ſauroit ſupporter la ſeule idée. D’autres idées de dégoût, & des maux de cœur, accompagnez de vomiſſement, ſuivent auſſi-tôt ; & ſon eſtomac eſt tout en desordre. Mais il ſait à quel temps il doit rapporter le commencement de cette foibleſſe ; & comment cette indiſpoſition lui eſt venuë. Que ſi cela lui fût arrivé pour avoir mangé une trop grande quantité de miel, lorſqu’il étoit Enfant, tous les mêmes effets s’en ſeroient enſuivis, mais on ſe ſeroit mépris ſur la cauſe de cet accident qu’on auroit regardé comme une antipathie naturelle.

§. 8.Combien il importe de prévenir de bonne heure cette bizarre connexion d’idées. Je ne rapporte pas cela, comme s’il étoit fort néceſſaire en cet endroit de diſtinguer exactement entre les antipathies naturelles & acquiſes : mais j’ai fait cette remarque dans une autre vuë, ſavoir, afin que ceux qui ont des Enfans, ou qui ſont chargez de leur éducation, voyent par-là que c’eſt une choſe bien digne de leurs ſoins d’obſerver avec attention & de prévenir ſoigneuſement cette irréguliére liaiſon d’Idées dans l’Eſprit des jeunes gens. C’eſt le temps le plus ſuſceptible des impreſſions durables. Et quoi que les perſonnes raiſonnables faſſent reflexion à celles qui ſe rapportent à la ſanté & au Corps pour les combattre, je ſuis pourtant fort tenté de croire, qu’il s’en faut bien qu’on ait eu autant de ſoin que la choſe le mérite, de celles qui ſe rapportent plus particuliérement à l’Ame, & qui ſe terminent à l’Entendement ou aux Paſſions : ou plûtôt, ces ſortes d’impreſſions, qui ſe rapportent purement à l’Entendement, ont été, je penſe, entiérement négligées par la plus grande partie des hommes.

§. 9. Cette connexion irréguliére qui ſe fait dans notre Eſprit, de certaines idées qui ne ſont point unies par elles-mêmes, ni dépendantes l’une de l’autre, a une ſi grande influence ſur nous, & eſt ſi capable de mettre du travers dans nos actions tant morales que naturelles, dans nos Paſſions, dans nos raiſonnemens, & dans nos Notions mêmes, qu’il n’y a peut-être rien qui mérite davantage que nous nous appliquions à le conſiderer pour le prévenir ou le corriger le plûtôt que nous pourrons.

§. 10.Exemple de cette connexion d’idées. Les Idées des Eſprits ou des Phantômes n’ont pas plus de rapport aux ténébres qu’à la lumiére : mais ſi une ſervante étourdie vient à inculquer ſouvent ces différentes idées dans l’Eſprit d’un Enfant, & à les y exciter comme jointes enſemble, peut-être que l’Enfant ne pourra plus les ſéparer durant tout le reſte de ſa vie, de ſorte que l’obſcurité lui paroiſſant toûjours accompagnée de ces effrayantes Idées, ces deux ſortes d’Idées ſeront ſi étroitement unies dans ſon Eſprit, qu’il ne ſera non plus capable de ſouffrir l’une que l’autre.

§. 11.Autre exemple. Un homme reçoit une injure ſenſible de la part d’un autre homme, il penſe & repenſe à la perſonne & à l’action ; & en y penſant ainſi fortement ou pendant longtemps, il cimente ſi fort ces deux Idées enſemble qu’il les réduit preſque à une ſeule, ne ſongeant jamais à cet homme, que le mal qu’il en a reçu, ne lui vienne dans l’Eſprit : de ſorte que diſtinguant à peine ces deux choſes il a autant d’averſion pour l’une que pour l’autre.