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Des Idées completes & incompletes. Liv. II.

ce Corps que nous nommons Or, n’aît une infinité d’autres propriétez, qui ne ſont pas contenuës dans cette idée complexe. Quelques-uns qui l’ont examiné plus exactement, pourroient compter, je m’aſſûre, dix fois plus de propriétez dans l’Or, toutes auſſi inſéparables de ſa conſtitution intérieure que ſa couleur ou ſon poids. Et il y a apparence que ſi quelqu’un connoiſſoit toutes les propriétez que différentes perſonnes ont découvert dans ce Metal, il entreroit dans l’idée complexe de l’Or cent fois autant d’idées qu’un homme ait encore admis dans l’idée complexe qu’il s’en eſt formé en lui-même : & cependant ce ne ſeroit peut-être pas la milliéme partie des propriétez qu’on peut découvrir dans l’Or. Car les changemens que ce ſeul Corps eſt capable de recevoir, & de produire ſur d’autres Corps ſurpaſſent de beaucoup non ſeulement ce que nous en connoiſſons, mais tout ce que nous ſaurions imaginer. C’eſt ce qui ne paroîtra pas un ſi grand paradoxe à quiconque voudra prendre la peine de conſiderer, combien les hommes ſont encore éloignez de connoître toutes les propriétez du Triangle, qui n’eſt pas une figure fort compoſée ; quoi que les Mathematiciens en ayent déja découvert un grand nombre.

§. 11. Soit donc conclu que toutes nos Idées complexes des Subſtances ſont imparfaites & incompletes. Il en ſeroit de même à l’égard des Figures de Mathematique ſi nous n’en pouvions acquerir des idées complexes qu’en raſſemblant leurs propriétez par rapport à d’autres Figures. Combien, par exemple, nos idées d’une Ellipſe ſeroient incertaines & imparfaites, ſi l’idée que nous en aurions, ſe réduiſoit à quelques-unes de ſes propriétez ? Au lieu que renfermant toute l’eſſence de cette Figure dans l’idée claire & nette que nous en avons, nous en déduiſons ces propriétez, & nous voyons démonſtrativement comment elles en découlent, & y ſont inſeparablement attachées.

§.12.Les Idées ſimples ſont completes, quoi que ce ſoient des copies. Ainſi l’Eſprit a trois ſortes d’Idées abſtraites ou eſſences nominales. Prémiérement les Idées ſimples qui ſont certainement completes, quoi que ce ne ſoient que des copies, parce que n’étant deſtinées qu’à exprimer la puiſſance qui eſt dans les choſes de produire une telle ſenſation dans l’Eſprit, cette ſenſation une fois produite ne peut qu’être l’effet de cette puiſſance. Ainſi le Papier ſur lequel j’écris, ayant la puiſſance, étant expoſé à la lumiére, (je parle de la lumiére ſelon les notions communes) de produire en moi la ſenſation que je nomme blanc, ce ne peut être que l’effet de quelque choſe qui eſt hors de l’Eſprit ; puiſque l’Eſprit n’a pas la puiſſance de produire en lui-même aucune ſemblable idée : de ſorte que cette ſenſation ne ſignifiant autre choſe que l’effet d’une telle puiſſance, cette idée ſimple eſt réelle & complete. Car la ſenſation du blanc qui ſe trouve dans mon Eſprit, étant l’effet de la Puiſſance qui eſt dans le Papier, de produire cette ſenſation, ([1]) répond parfaitement à

  1. Huic potentia perfecte adaquata eſt, c’eſt ce qu’emporte l’Anglois mot pour mot, & qu’on ne ſauroit, je croi, traduire en François que comme je l’ai traduit dans le Texte. Je pourrois me tromper ; & j’aurai obligation à quiconque voudra prendre la peine de m’en convaincre en me fourniſſant une traduction plus directe & plus juſte de cette expreſſion Latine.