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Des Idées completes & incompletes. Liv. II.

re, la groſſeur & l’arrangement ou la contexture de ſes parties ſolides, mais quelque autre choſe qu’il nomme ſa forme particuliére, je me trouve plus éloigné d’avoir aucune idée de ſon eſſence réelle, que je n’étois auparavant. Car j’ai en général une idée de figure, de groſſeur, & de ſituation de parties ſolides, quoi que je n’en aye aucune en particulier de la figure, de la groſſeur, ou de la liaiſon des parties, par où les Qualitez dont je viens de parler, ſont produites : Qualitez que je trouve dans cette portion particuliére de Matiére que j’ai au doigt, & non dans une autre portion de Matiére dont je me ſers pour tailler la Plume avec quoi j’écris. Mais quand on me dit que ſon eſſence eſt quelque autre choſe que la figure, la groſſeur & la ſituation des parties ſolides de ce Corps, quelque choſe qu’on nomme Forme ſubſtantielle ; c’eſt dequoi j’avoûë que je n’ai abſolument aucune idée, excepté celle du ſon de ces deux ſyllabes, forme ; ce qui eſt bien loin d’avoir une idée de ſon eſſence ou conſtitution réelle. Je n’ai pas plus de connoiſſance de l’eſſence réelle de toutes les autres Subſtances naturelles, que j’en ai de celle de l’Or dont je viens de parler. Leurs eſſences me ſont également inconnuës, je n’en ai aucune idée diſtincte ; & je ſuis porté à croire que les autres ſe trouveront dans la même ignorance ſur ce point, s’ils prennent la peine d’examiner leurs propres connoiſſances.

§. 7. Les Idées des Subſtances entant qu’elles ſont rapportées à des eſſences réelles ne ſont pas completes. Cela poſé lorſque les hommes appliquent à cette portion particuliére de Corps qui a une eſſence réelle & intérieure, en ſorte que cette Subſtance particuliére ſoit rangée ſous cette eſpèce, & déſignée par ce nom-là, parce qu’elle participe à l’Eſſence réelle & intérieure de cette Eſpèce particuliére ? Que ſi cela eſt ainſi, comme il l’eſt viſiblement, il s’enſuit de là que les noms par leſquels les choſes ſont déſignées à cette eſſence, & par conſéquent que l’idée à laquelle ce nom eſt attribué, doit être auſſi rapportée à cette Eſſence, & regardée comme en étant la répréſentation. Mais comme cette Eſſence eſt inconnuë à ceux qui ſe ſervent ainſi de noms, il eſt viſible que toutes leurs idées des Subſtances doivent être incompletes à cet égard, puiſqu’au fond elles ne renferment point en elles-mêmes l’eſſence que l’Eſprit ſuppoſe y être contenuës.

§. 8.Entant que des collections de leurs Qualitez, elles ſont toutes incompletes. En ſecond lieu, d’autres négligeant cette ſuppoſition inutile d’eſſences réelles inconnuës, par où ſont diſtinguées les différentes Eſpèces des Subſtances, tâchent de repréſenter les Suſtances en aſſemblant les idées des Qualitez ſenſibles qu’on y trouve exiſter enſemble. Bien que ceux-là ſoient beaucoup plus près de s’en faire de juſtes images, que ceux qui ſe figurent je ne ſai quelles eſſences ſpecifiques qu’ils ne connoiſſent pas, ils ne parviennent pourtant point à ſe former des idées tout-à-fait completes des Suſtances dont ils voudroient ſe faire par-là des copies parfaites dans l’Eſprit ; & ces copies ne contiennent pas pleinement & exactement tout ce qu’on peut trouver dans leurs originaux. Parce que les Qualitez & Puiſſances dont nos Idées complexes des Subſtances ſont compoſées, ſont ſi di-