Page:Locke - Essai sur l’entendement humain.djvu/343

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.
300
Des Idées completes & incompletes.Liv. II.

certaines dénominations, rien ne ſauroit leur manquer, puiſque chacune renferme telle combinaiſon d’Idées que l’Eſprit a voulu former, & par conſéquent telle perfection qu’il a eu deſſein de lui donner ; de ſorte qu’il en eſt ſatisfait & n’y peut trouver rien à dire. Ainſi, lorſque j’ai l’idée d’une figure de trois côtez qui forment trois angles, j’ai une idée complete, où je ne vois rien qui manque pour la rendre parfaite. Que l’Eſprit, dis-je, ſoit content de la perfection d’une telle idée, c’eſt ce qui paroît évidemment en ce qu’il ne conçoit pas que l’Entendement de qui que ce ſoit ait, ou puiſſe avoir une idée plus complete ou plus parfaite de la Choſe qu’il déſigne par le mot de Triangle, ſuppoſé qu’elle exiſte, que celle qu’il trouve dans cette idée complexe de trois côtez & de trois angles, dans laquelle eſt contenu tout ce qui eſt ou peut être eſſentiel à cette idée, ou qui peut être néceſſaire à la rendre complete, dans quelque lieu ou de quelque maniére qu’elle exiſte. Mais il en eſt autrement de nos Idées de Subſtances. Car comme par ces Idées nous nous propoſons de copier les choſes telles qu’elles exiſtent réellement, & de nous repréſenter à nous-mêmes cette conſtitution d’où dépendent toutes leurs Propriétez, nous appercevons que nos Idées n’atteignent point la perfection que nous avons en vûë ; nous trouvons qu’il leur manque toûjours quelque choſe que nous ſerions bien aiſes d’y voir ; & par conſéquent elles ſont toutes incompletes. Mais les Modes mixtes & les Rapports étant des Archetypes ſans aucun modèle, ils n’ont à repréſenter autre choſe qu’eux-mêmes, & ainſi ils ne peuvent être que complets, car chaque choſe eſt complete à l’égard d’elle-même. Celui qui aſſembla le prémier l’idée d’un Danger qu’on apperçoit, l’exemption du trouble que produit la peur, une conſideration tranquille de ce qu’il ſeroit raiſonnable de faire dans une telle rencontre, & une application actuelle à l’executer ſans ſe défaire ou s’épouvanter par le peril où l’on s’engage, celui-là, dis-je, qui réunit le prémier toutes ces choſes, avoit ſans doute dans ſon Eſprit une idée complexe, compoſée de cette combinaiſon d’idées : & comme il ne vouloit pas que ce fût autre choſe que ce qu’elle eſt, ni qu’elle contînt d’autres idées ſimples que celles qu’elle contient, ce ne pouvoit être qu’une idée complete, de ſorte que la conſervant dans ſa mémoire en lui donnant le nom de Courage pour la déſigner aux autres & pour s’en ſervir à dénoter toute action qu’il verroit être conforme à cette idée, il avoit par-là une Règle par où il pouvoit meſurer & déſigner les actions qui s’y rapportoient. Une idée ainſi formée, & établie pour ſervir de modèle, doit néceſſairement être complete, puiſqu’elle ne ſe rapporte à aucune autre choſe qu’à elle-même, & qu’elle n’a point d’autre origine que le bon plaiſir de celui qui forma le prémier cette combinaiſon particuliére.

§ .4.Les Modes peuvent être incomplets, par rapport à des noms qu’on leur a attaché. A la vérité, ſi après cela un autre vient à apprendre de lui dans la converſation le mot de courage, il peut former une idée qu’il déſigne auſſi par ce nom de courage, qui ſoit différente de ce que le prémier Auteur marque par ce terme-là, & qu’il a dans l’Eſprit lorſqu’il l’employe. Et en ce cas-là s’il prétend que cette idée qu’il a dans l’Eſprit, ſoit conforme à celle de cette autre perſonne, ainſi que le nom dont il ſe ſert dans le diſcours,