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Des Idées claires & obſcures,

Prémier défaut : Les idées complexes compoſées de trop peu d’idées ſimples. Le prémier eſt, lorsque quelque idée complexe, (ce ſont les Idées complexes qui ſont le plus ſujettes à tomber dans la confuſion) eſt compoſée d’un trop petit nombre d’Idées ſimples, & de ces Idées ſeulement qui ſont communes à d’autres choſes, par où les différences qui font que cette Idée mérite un nom particulier, ſont laiſſées à l’écart. Ainſi, celui qui a une idée uniquement compoſée des idées ſimples d’une Bête tachetée, n’a qu’une idée confuſe d’un Leopard, qui n’eſt pas ſuffiſamment diſtingué par-là d’un Lynx & de pluſieurs autres Bêtes qui ont la peau tachetée. De ſorte qu’une telle idée, bien que deſignée par le nom particulier de Leopard, ne peut être diſtinguée de celles qu’on déſigne par les noms de Lynx ou de Panthere, & elle peut auſſi bien recevoir le nom de Lynx que celui de Leopard. Je vous laiſſe à penſer combien la coûtume de définir les mots des termes généraux, doit contribuer à rendre confuſes & indéterminées les idées qu’on prétend déſigner par ces termes-là. Il eſt évident que les Idées confuſes rendent l’uſage des mots incertain, & détruiſent l’avantage qu’on peut tirer des noms diſtincts. Lorsque les Idées que nous déſignons par différens termes, n’ont point de différence qui réponde aux noms diſtincts qu’on leur donne, de ſorte qu’elles ne peuvent point être diſtinguées par ces noms-là, dans ce cas elles ſont véritablement confuſes.

§. 8.Second défaut : Les idées ſimples qui forment une Idée complexe, brouillées & confonduës enſemble. Un autre défaut qui rend nos Idées confuſes, c’eſt lors qu’encore que les Idées particuliéres qui compoſent quelque idée complexe, ſoient en aſſez grand nombre, elles ſont pourtant ſi fort confonduës enſemble qu’il n’eſt pas aiſé de diſcerner ſi cet amas appartient plûtôt au nom qu’on donne à cette idée-là, qu’à quelque autre nom. Rien n’eſt plus propre à nous faire comprendre cette confuſion que certaines Peintures qu’on montre ordinairement comme ce que l’Art peut produire de plus ſurprenant, où les couleurs de la maniére qu’on les applique avec le pinceau ſur la plaque ou ſur la Toile, repréſentent des figures fort bizarres & fort extraordinaires, & paroiſſent poſées au hazard & ſans aucun ordre. Un tel Tableau compoſé de parties où il ne paroit ni ordre ni ſymmetrie, n’eſt pas en lui-même plus confus que le Portrait d’un Ciel couvert de nuages, que perſonne ne s’aviſe de regarder comme confus quoi qu’on n’y remarque pas plus de symmetrie dans les figures ou dans l’application des couleurs. Qu’eſt-ce donc qui fait que le prémier Tableau paſſe pour confus, ſi le manque de ſymmetrie n’en eſt pas la cauſe, comme il ne l’eſt pas certainement, puiſqu’un autre Tableau, fait ſimplement à l’imitation de celui-là, ne ſeroit point appellé confus ? A cela je répons, que ce qui le fait passer pour confus, c’eſt de lui appliquer un certain nom qui ne lui convient pas plus diſtinctement que quelque autre. Ainſi, quand ont dit que c’eſt le Portrait d’un Homme ou de Céſar, on le regarde dès-lors avec raiſon comme quelque choſe de confus, parce que dans l’état qu’il paroît, on ne ſauroit connoître que le nom d’Homme ou de Céſar lui convienne mieux que celui de Singe ou de Pompée ; deux noms qu’on ſuppoſe ſignifier des idées différentes de celles qu’emportent les mots d’Homme ou de Céſar. Mais lorſqu’un Miroir Cylindrique placé comme il faut par rapport à ce Tableau, a fait paroître ces traits irréguliers dans leur ordre, & dans leur juſte proportion,