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Ce que c’eſt qu’Identité,

ſonne qui a fait ces actions, qui a eu ces penſées, desquelles j’ai eu une fois en moi-même un ſentiment poſitif, quoi que je les aye oubliées préſentement ? Je répons à cela ; Que nous devons prendre garde à quoi ce mot JE eſt appliqué dans l’occaſion. Il eſt viſible que dans ce cas il ne deſigne autre choſe que l’homme. Et comme on préſume que le même homme eſt la même perſonne, on ſuppoſe aiſément qu’ici le mot JE ſignifie auſſi la même perſonne. Mais s’il eſt poſſible à un même homme d’avoir en différens temps une con-ſcience diſtincte & incommunicable, il eſt hors de doute que le même homme doit conſtituer différentes perſonnes en différens temps ; & il paroit par des Déclarations ſolemnelles que c’eſt là le ſentiment du Genre Humain, car les Loix Humaines ne puniſſent pas l’homme fou pour les actions que fait l’homme de ſens raſſis, ni l’homme de ſens raſſis pour ce qu’a fait l’homme fou, par où elles en font deux perſonnes : ce qu’on peut expliquer en quelque ſorte par une façon de parler dont on ſe ſert communément en François, quand on dit, un Tel n’eſt plus le même, ou, ([1]) Il eſt hors de lui-même : expreſſions qui donnent à entendre en quelque maniére que ceux qui s’en ſervent préſentement ou du moins, qui s’en ſont ſervis au commencement, ont crû que le ſoi étoit changé, que ce ſoi, dis-je, qui conſtituë la même perſonne, n’étoit plus dans cet homme.

§. 21.Différence entre l’identité d’homme et celle de perſonne. Il eſt pourtant bien difficile de concevoir que Socrate, le même homme individuel, ſoit deux perſonnes. Pour nous aider un peu nous-mêmes à réſoudre cette difficulté, nous devons conſiderer ce qu’on peut entendre par Socrate, ou par le même homme individuel.

On ne peut entendre par-là que ces trois choſes :

Prémiérement, la même Subſtance individuelle, immaterielle & penſante, en un mot, la même Ame en nombre, & rien autre choſe.

Ou, en ſecond lieu, le même Animal ſans aucun rapport à l’Ame immaterielle.

Ou, en troiſième lieu, le même Eſprit immateriel uni au même Animal.

Qu’on prenne telle de des ſuppoſitions qu’on voudra, il eſt impoſſible de faire conſiſter l’identité perſonnelle dans autre choſe que dans la con-ſcience, ou même de la porter au delà.

Car par la prémiére de ces ſuppoſitions on doit reconnoître qu’il eſt poſſible qu’un homme né de différentes femmes & en divers temps, ſoit le même homme. Façon de parler qu’on ne ſauroit admettre ſans avoûër qu’il eſt poſſible qu’un même homme ſoit auſſi bien deux perſonnes diſtinctes, que deux hommes qui ont vêcu en différens ſiecles ſans avoir eû aucune connoiſſance mutuelle de leurs penſées.

Par la ſeconde & la troiſiéme ſuppoſition, Socrate dans cette vie, & après, ne peut être en aucune maniére le même homme qu’à la faveur de la

  1. Ce ſont des expreſſions plus populaires que Philoſophiques, comme il paroît par l’uſage qu’on en a toûjours fait. Tu fac apud te ut fies, dit Terence dans l’Andrienne, Acte II.