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& de Diverſité. Liv. II.

éprouve tous les jours, que, tandis que ſon petit doigt eſt compris ſous cette con-ſcience, il fait autant partie de ſoi-même, que ce qui y a le plus de part. Et ſi ce petit doigt venant à être separé du reſte du Corps, cette conſcience accompagnoit le petit doigt, & abandonnoit le reſte du Corps, il eſt évident que le petit doigt ſeroit la perſonne, la même perſonne ; & qu’alors le ſoi n’auroit rien à démêler avec le reſte du Corps. Comme dans ce cas ce qui fait la même perſonne & conſtituë ce ſoi qui en eſt inſéparable, c’eſt la conſcience qui accompagne la Subſtance lorsqu’une partie vient à être ſeparée de l’autre ; il en eſt de même par rapport aux Subſtances qui ſont éloignées par le temps. Ce à quoi la con-ſcience de cette préſente choſe penſante ſe peut joindre, fait la même perſonne & le même ſoi avec elle, & non avec aucune autre choſe ; & ainſi il reconnoit & s’attribuë à lui-même toutes les actions de cette choſe comme des actions qui lui ſont propres, autant que cette con-ſcience s’étend, & pas plus loin, comme l’appercevront tous ceux qui y feront quelque reflexion.

§. 18.Ce qui eſt l’objet des Recompenſes & des Châtimens. C’eſt ſur cette Identité perſonnelle qu’eſt fondé tout le droit & toute la juſtice des peines & des récompenſes, du bonheur & de la miſère, puisque c’eſt ſur cela que chacun eſt intereſſé pour lui-même, ſans ſe mettre en peine de ce qui arrive d’aucune Subſtance qui n’a aucune liaiſon avec cette con-ſcience ou qui n’y a point de part. Car comme il paroit nettement dans l’exemple que je viens de propoſer, ſi la con-ſcience ſuivoit le petit doigt, lorsqu’il vient à être coupé, le même ſoi qui hier étoit intereſſé pour tout le Corps comme faiſant partie de lui-même, ne pourroit que regarder les actions qui furent faites hier, comme des actions qui lui appartiennent préſentement. Et cependant, ſi le même Corps continuoit de vivre & d’avoir, immédiatement après la ſeparation du petit doigt, ſa con-ſcience particulière à laquelle le petit doigt n’eût aucune part, le ſoi attaché au petit doigt n’auroit garde de prendre aucun intérêt comme à une partie de lui-même, il ne pourroit avoûër aucune de ſes actions, & l’on ne pourroit non plus lui en imputer aucune.

§. 19. Nous pouvons voir par-là en quoi conſiſte l’Identité perſonnelle ; & qu’elle ne conſiſte pas dans l’Identité de Subſtance, mais comme j’ai dit, dans l’Identité de con-ſcience : de ſorte que ſi Socrate & le préſent Roi du Mogol participent à cette dernière Identité, Socrate & le Roi du Mogol ſont une même perſonne. Que ſi le même Socrate veillant, & dormant, ne participe pas à une ſeule & même con-ſcience : Socrate veillant, & dormant, n’eſt pas la même perſonne. Et il n’y auroit pas plus de juſtice à punir Socrate veillant pour ce qu’auroit penſé Socrate dormant, & dont Socrate veillant n’auroit jamais eu aucun ſentiment, qu’à punir un Jumeau pour ce qu’auroit fait ſon frère & dont il n’auroit aucun ſentiment, parce que leur extérieur ſeroit ſi ſemblable qu’on ne pourroit les diſtinguer l’un de l’autre ; car on a vû de tels Jumeaux.

§. 20. Mais voici une Objection qu’on fera peut-être encore ſur cet article : ſuppoſé que je perde entierement le ſouvenir de quelques parties de ma vie, ſans qu’il ſoit poſſible de le rappeller, de ſorte que je n’en aurai peut-être jamais aucune connoiſſance ; ne ſuis-je pourtant pas la même per-