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Ce que c’eſt qu’Identité,

te après lui, appellent tous deux ce cauſeur, un Perroquet : & je demande à toute autre perſonne à qui cette Hiſtoire paroit digne d’être racontée, ſi, ſuppoſé que ce Perroquet & tous ceux de ſon Eſpèce euſſent toûjours parlé, comme ce Prince nous aſſure que celui-là parloit, je demande, dis-je s’ils n’auroient pas paſſé pour une race d’Animaux raiſonnables : mais ſi malgré tout cela ils n’auroient pas été reconnus pour des Perroquets plûtôt que pour des hommes. Car je m’imagine, que ce qui conſtituë l’idée d’un homme, dans l’Eſprit de la plûpart des gens, n’eſt pas ſeulement l’Idée d’un Etre penſant & raiſonnable, mais auſſi celle d’un Corps formé de telle & de telle maniére qui eſt joint à cet Etre. Or ſi c’eſt là l’idée d’un Homme, le même Corps formé de partie ſucceſſives qui ne ſe diſſipent pas toutes à la fois, doit concourir auſſi bien qu’un même Eſprit Immateriel à faire le même homme.

§. 9.En quoi conſiſte l’identité perſonnelle. Cela poſé, pour trouver en quoi conſiſte l’Identité perſonnelle, il faut voir ce qu’emporte le mot de Perſonne. C’eſt, à ce que je croi, un etre penſant & intelligent, capable de raiſon & de reflexion, & qui ſe peut conſiderer ſoi-même comme le même, comme une même choſe qui penſe en différens temps & en différens lieux ; ce qu’il fait uniquement par le ſentiment qu’il a de ſes propres actions, lequel eſt inſeparable de la penſée, & lui eſt, ce me ſemble, entiérement eſſentiel, étant impoſſible à quelque Etre que ce ſoit d’appercevoir, ſans appercevoir qu’il apperçoit. Lorſque nous voyons, que nous entendons, que nous flairons, que nous goûtons, que nous ſentons, que nous méditons, ou que nous voulons quelque choſe, nous le connoiſſons à meſure que nous le faiſons. Cette connoiſſance accompagne toûjours nos Senſations & nos perceptions préſentes ; & c’eſt par-là que chacun eſt à lui-meme ce qu’il appelle ſoi-même. On ne conſidére pas dans ce cas ſi le même ([1]) Soi eſt continué dans la même Subſtance, ou dans diverſes Subſtances. Car puiſque la ([2]) con-ſcience accompagne toûjours la penſée, & que c’eſt là ce qui fait que chacun eſt ce

  1. Le Moi de Mr. Paſcal m’autoriſe en quelque maniére à me ſervir du mot ſoi, ſoi-même ; ou pour mieux dire, j’y ſuis obligé par une néceſſité indiſpenſable, car je ne ſaurois exprimer autrement le ſens de mon Auteur qui a pris la même liberté dans ſa Langue. Les Périphraſes que je pourrois employer dans cette occaſion, embarraſſeroient le Diſcours, & le rendroient peut-être tout-à-fait inintelligible.
  2. Le mot Anglois eſt conſciousneſs qu’on pourroit exprimer en Latin par celui de conſcientia, ſi ſumature pro actu illo hominis quoi ſili eſt conſcius. Et c’eſt en ce ſens que les Latins ont ſouvent employé ce mot, témoin cet endroit de Ciceron (Epiſt. ad. Famil. Lib VI. Epiſt. 4) Conſcientia recta voluntatis maxima conſolatio eſt rerum incommodarum. En François nous n’avons à mon avis que les mots ſentiment & de conviction qui répondent en quelque ſorte à cette idée. Mais en pluſieurs endroits de ce Chapitre ils ne peuvent qu’exprimer fort imparfaitement la penſée de Mr. Locke qui fait abſolument dépendre l’Identité perſonnelle de cet acte de l’Homme quo ſibi eſt conſcius. J’ai apprehendé que tous les raiſonnements que l’Auteur fait ſur cette matiére, ne fuſſent entierement perdus, ſi je me ſervois en certaines rencontres du mot de ſentiment pour exprimer ce qu’il entend par conſciouneſs & que je viens d’expliquer. Après avoir ſongé quelque temps aux moyens de remedier à cet inconvenient, je n’en ai point trouvé de meilleur que de me ſervir du terme de Conſcience pour exprimer cet acte même. C’eſt pourquoi j’aurai ſoin de le faire imprimer en italique, afin que le Lecteur ſe ſouvienne d’y attacher toûjours cette idée. Et pour faire qu’on diſtingue encore mieux cette ſignification d’avec celle qu’on donne ordinairement à ce mot, il m’eſt venu dans l’eſprit un expedient qui paroîtra d’abord ridicule à bien des gens, mais ſera au goût de pluſieurs autres, ſi je ne me trompe, c’eſt d’écrire conſcience en deux mots joints par un tiret, de cette maniére, con-ſcience. Mais, dira-t-on, voilà une étrange licence, de détourner un mot de ſa ſignification ordinaire, pour lui en attribuer une qu’on ne lui a jamais donnée dans notre Langue. A cela je n’ai rien à répondre. Je ſuis choqué moi-même de la liberté que je prens, & peut-être ſerois-je des prémiers à condamner un autre Ecrivain qui auroit eu recours à un tel expedient. Mais j’aurois tort, ce me ſemble, ſi après m’être mis à la place de cet Ecrivain, je trouvois enfin qu’il ne pouvoit ſe tirer autrement d’affaire. C’eſt à quoi je souhaite qu’on faſſe reflexion, avant que de décider ſi j’ai bien ou mal fait. J’avoûe que dans un Ouvrage qui ne ſeroit pas comme celui-ci, de pur raiſonnement, une pareille liberté ſeroit tout-à-fait inexcuſable. Mais dans un Diſcours Philoſophique non ſeulement on peut, mais on doit employer des mots nouveaux, ou hors d’uſage, lorſqu’on n’en a point qui expriment l’idée Préciſe de l’Auteur. Se faire un ſcrupule d’uſer de cette liberté dans un pareil cas, ce ſeroit vouloir perdre ou affoiblir un raiſonnement de gayeté de cœur ; ce qui ſeroit, à mon avis, une délicateſſe fort mal placée. J’entens, lorſqu’on y eſt réduit par une néceſſité indiſpenſable, qui eſt le cas où je me trouve dans cette occaſion, ſi je ne me trompe. Je vois enfin que j’aurois pû ſans tant de façon employer le mot de conſcience dans le ſens que M. Locke l’a employé dans ce Chapitre & ailleurs, puiſqu’un de nos meilleurs Ecrivains, le fameux Pére Malebranche, n’a pas fait difficulté de s’en ſervir dans ce même ſens en pluſieurs endroits de la Recherche de la Verité. Après avoir remarqué dans le Chap. VII. du troiſiéme Livre, qu’il faut diſtinguer quatre maniéres de connoître les choſes, il dit que la troiſieme eſt de les connoître par conſcience ou par ſentiment interieur. Sentiment interieur & conſcience ſont donc, ſelon lui, des termes ſynonymes. On connoit par conſcience, dit-il un peu plus bas, toutes les choſes qui ne ſont point diſtinguées de ſoi. ---- Nous ne connoiſſons point notre Ame, dit-il encore, par ſon idée, nous ne la connoiſſons que par conſcience. - La conſcience que nous avons de nous-mêmes ne nous montre que la moindre partie de notre Etre. Voilà qui ſuffit pour faire voir en quel ſens j’ai employé le mot de conſcience, & pour en autoriſer l’uſage.