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De la Puiſſance. Liv. II.

Hommes ſe précipitent ſouvent d’eux-mêmes, quoi qu’ils recherchent tous le Bonheur avec une entiére ſincerité, il faut conſiderer comme les choſes viennent à être repréſentées à nos Deſirs ſous des apparences trompeuſes, ce qui vient du faux Jugement que nous portons de ces choſes. Et pour voir juſqu’où cela s’étend, & quelles ſont les cauſes de ces faux Jugemens, il faut ſe reſſouvenir que les choſes ſont jugées bonnes ou mauvaiſes en deux ſens.

Prémiérement, ce qui eſt proprement bon ou mauvais, n’eſt autre choſe que le Plaiſir ou la Douleur : & en ſecond lieu, comme ce qui eſt le propre objet de nos deſirs, & qui eſt capable de toucher une Créature doûée de prévoyance, n’eſt pas ſeulement la ſatisfaction & la douleur préſente, mais encore ce qui par ſon efficace ou par ſes ſuites eſt propre à produire ces ſentimens en nous, à une certaine diſtance de temps, on conſidére auſſi comme bonnes & mauvaiſes les choſes qui ſont ſuivies de Plaiſir & de Douleur.

§. 62. Le faux Jugement qui nous ſeduit, & qui détermine ſouvent la Volonté au plus méchant parti, conſiſte à faire une mauvaiſe évaluation ſur les diverſes comparaiſons du Bien & du Mal conſiderez dans les choſes capables de nous cauſer du plaiſir & de la douleur. Le faux Jugement dont je parle en cet endroit, n’eſt pas ce qu’un homme peut penſer de la détermination d’un autre homme, mais ce que chacun doit confeſſer en ſoi-même être déraiſonnable. Car après avoir poſé pour fondement indubitable, Que tout Etre Intelligent cherche réellement le Bonheur, qui conſiſte dans la jouïſſance du Plaiſir ſans aucun mélange conſiderable d’inquiétude, il eſt impoſſible que perſonne pût rendre volontairement ſa condition malheureuſe, ou négliger une qui ſeroit en ſon pouvoir & contribueroit à ſa propre ſatisfaction & à l’accompliſſement de ſon bonheur, s’il n’y étoit porté par un faux Jugement. Je ne prétens point parler ici de ces ſortes de mépriſes qui font ſuites d’une erreur invincible, & qui méritent à peine le nom de faux Jugement : je ne parle que de ce faux Jugement qui eſt tel par la propre confeſſion que chaque Homme en doit faire en lui-même.

§. 63.I. Faux Jugement dans la comparaiſon du préſent & de l’avenir.
* Voyez ci-deſſus. §. 58. pag. 210.
Prémiérement donc, pour ce qui eſt du Plaiſir & de la Douleur que nous ſentons actuellement, l’Ame ne ſe méprend jamais dans le jugement qu’elle fait du Bien ou du Mal réel, comme * nous avons déjà dit ; car ce qui eſt le plus grand plaiſir, ou la plus grande douleur, eſt juſtement tel qu’il paroît. Mais quoi que la différence & les degrez du Plaiſir préſent & de la Douleur préſente ſoient ſi viſibles qu’on ne puiſſe s’y méprendre, cependant lorſque nous comparons ce Plaiſir ou cette Douleur avec un Plaiſir ou une Douleur à venir, (& c’eſt pour l’ordinaire ſur cela que roulent les plus importantes déterminations de la Volonté) nous faiſons ſouvent de faux Jugemens, en ce que nous meſurons ces deux ſortes de plaiſirs & de douleurs par la différente diſtance où elles ſe trouvent à notre égard. Comme les Objets qui ſont près de nous, paſſent aiſément pour être plus grands que d’autres d’une plus vaſte circonférence qui ſont plus éloignez, de même à l’égard des Biens & des Maux, le préſent prend ordinairement le deſſus ; & dans la comparaiſon ceux qui ſont éloignez, ont toûjours du desavantage. Ainſi la plûpart des Hommes, ſemblables à des héritiers prodigues, ſont portez à croire qu’un petit Bien préſent eſt préferable à de