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De la Puiſſance. Liv. II.

Mal, qu’elles entraînent après elles & attirent ſur nous après même qu’elles ont ceſſé d’exiſter ; par cette raiſon nos deſirs s’étendent au delà du plaiſir préſent, & nous obligent à jetter les yeux ſur le Bien abſent, ſelon que nous le jugeons néceſſaire pour faire, ou pour augmenter notre Bonheur. C’eſt cette opinion que nous avons de ſa néceſſité qui nous attire à lui ; & ſans cela, un Bien abſent ne nous touche point. Car dans cette petite meſure de capacité que nous éprouvons en nous-mêmes, & à quoi nous ſommes tous accoûtumez, nous ne jouïſſons que d’un ſeul plaiſir à la fois, qui tandis qu’il dure, ſuffit pour nous perſuader que nous ſommes heureux, ſi dans ce même temps nous ſommes degagez de toute inquiétude. C’eſt pourquoi tout Bien qui eſt éloigné, ou même qui nous eſt actuellement offert, ne nous émeut point, parce que l’indolence, & la jouïſſance actuelle de quelque autre Bien ſuffiſant à notre Bonheur préſent, nous ne nous ſoucions pas de courir le hazard du changement, par la raiſon qu’étant contens nous nous croyons déja heureux, ce qui ſuffit : car qui eſt content, eſt heureux. Mais dès que quelque nouvelle inquiétude vient à la traverſe, ce bonheur eſt interrompu ; & nous voilà engagez de nouveau à courir après le Bonheur.

§. 60. Par conſéquent, une des grandes raiſons pourquoi les Hommes ne ſont pas excitez à deſirer le plus grand Bien abſent, c’eſt ce penchant qu’ils ont à conclurre qu’ils peuvent être heureux ſans en jouïr. Car tandis qu’ils ſont préoccupez de cette penſée, les Délices d’un état à venir ne les touchent point : ils ne s’en mettent pas fort en peine, & ne les deſirent que foiblement. Et la Volonté n’étant point déterminée par ces ſortes de deſirs, s’abandonne à la recherche des plaiſirs plus prochains, uniquement appliquée à ſe delivrer de l’inquiétude que lui cauſe alors l’abſence de ces plaiſirs, ou l’envie de les poſſeder. Mais que ces choſes ſe préſentent à l’Homme dans un autre point de vûë ; qu’il voye que la Vertu & la Religion ſont néceſſaires à ſon Bonheur ; qu’il jette les yeux ſur cet état à venir qui doit être accompagné de bonheur ou de miſére ſelon la ſage diſpenſation de Dieu ; & qu’il ſe repréſente ce juſte Juge prêt à rendre à chacun ſelon ſes œuvres, en donnant la Vie éternelle à ceux qui par leur perſeverance à bien faire, cherchent la gloire, l’honneur & l’immortalité, & en répandant ſur l’Ame de tout homme qui ſait le mal les effets de ſon indignation & de ſa fureur, l’affliction & l’angoiſſe ; qu’un homme, dis-je, ſe forme une juſte idée de ce différent état de Bonheur ou de Miſére, deſtiné aux hommes après cette vie ſelon qu’ils ſeront conduits dans ce Monde ; dès-lors les Règles du Bien ou du Mal qui déterminent ſon choix, ſeront tout autres à ſon égard. Car puiſque les plaiſirs & les peines de ce Monde ne peuvent avoir aucune proportion avec le Bonheur éternel ou la Miſére extrême que l’Ame doit ſouffrir après cette vie, un tel homme ne réglera pas les actions qui ſont en ſa puiſſance par rapport aux plaiſirs paſſagers ou à la douleur dont elles ſont accompagnées ou ſuivies ici-bas, mais ſelon qu’elles peuvent contribuer à lui aſſûrer la poſſeſſion de cette parfaite & éternel félicité qu’il attend après cette vie.

§. 61.Idée plus particuliére des faux Jugemens des Hommes. Mais pour rendre plus particulierement raiſon de la Miſére où les