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De la Puiſſance. Liv. II.

C’eſt pourquoi cette réponſe qu’un Medecin fit un jour à un homme qui avoit mal aux yeux, étoit fort raiſonnable, Si vous prenez plus de plaiſir au goût du vin qu’a l’uſage de la Vûë, le vin vous eſt fort bon : mais ſi le plaiſir de voir vous paroit plus grand que celui de boire, le vin vous eſt fort mauvais.

§. 55. L’Ame a différens Goûts auſſi bien que le Palais ; & ſi vous prétendiez faire aimer à tous les Hommes la gloire ou les richeſſes, auxquelles pourtant certaines perſonnes attachent entierement leur Bonheur, vous y travaillerez auſſi inutilement que ſi vous vouliez ſatisfaire le goût de tous les hommes en leur donnant du fromage ou des huîtres, qui ſont des mets fort exquis pour certaines gens, mais extrêmement dégoutans pour d’autres, de ſorte que bien des perſonnes préfereroient avec raiſon les incommoditez de la faim la plus piquante à ces mets que d’autres mangent avec tant de plaiſir. C’étoit là, je croi, la raiſon pourquoi les Anciens Philoſophes cherchoient inutilement ſi le Souverain Bien conſiſtoit dans les Richeſſes, ou dans les Voluptez du Corps, ou dans la Vertu, ou dans la Contemplation. Ils auroient pû diſputer avec autant de raiſon, s’il falloit chercher le goût le plus délicieux dans les Pommes, les Prunes, ou les Abricots, & ſe partager ſur cela en différentes Sectes. Car comme les Goûts agréables ne dépendent pas des choſes mêmes, mais de la convenance qu’ils ont avec tel ou tel Palais, en quoi il y a une grande diverſité, de même le plus grand bonheur conſiſte dans la jouïſſance des choſes qui produiſent le plus grand plaiſir, & dans l’abſence de celles qui cauſent quelque trouble & quelque douleur : choſes qui ſont fort différentes par rapport à différentes perſonnes. Si donc les hommes n’avoient d’eſpérance & ne pouvoient goûter de plaiſir que dans cette Vie, ce ne ſauroit point une choſe étrange ni déraiſonnable qu’ils fiſſent conſiſter leur félicité à éviter toutes les choſes qui leur cauſent ici-bas quelque incommodité, & à rechercher tout ce qui leur donne du plaiſir ; & l’on ne devroit point être ſurpris de voir ſur tout cela une grande varieté d’inclinations. Car s’il n’y a rien à eſperer au delà du Tombeau, la conſéquence eſt ſans doute fort juſte, Mangeons & bûvons, jouïſſons de tout ce qui nous fait plaiſir, car demain nous mourrons. Et cela peut ſervir, ce me ſemble, à nous faire voir la raiſon pourquoi, bien que tous les hommes deſirent d’être heureux, ils ne ſont pourtant pas émus par le même Objet. Les hommes pourroient choiſir différentes choſes, & cependant faire tous un bon choix, ſuppoſé que ſemblables à une troupe de chetifs Inſectes, quelques-uns comme les Abeilles aimaſſent les Fleurs & le doux ſuc qu’ils en recueillent, & d’autres comme les Eſcarbots ſe pluſſent à quelque autre choſe ; & qu’après avoir paſſé une certaine ſaiſon ils ceſſaſſent d’être, pour ne plus exiſter.

§. 56.Ce qui engage les Hommes à faire de mauvais choix. Ces choſes duement conſiderées nous donnerons, à mon avis, une claire connoiſſance de l’Etat de la Liberté de l’Homme. Il eſt viſible que la Liberté conſiſte dans la Puiſſance de faire ou de ne pas faire, de faire ou de s’empêcher de faire, ſelon ce que nous voulons. C’eſt ce qu’on ne ſauroit nier. Mais comme cela ſemble ne comprendre que les actions qu’un homme fait en conſéquence de ſa Volition, on demande encore ſi l’homme eſt