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De la Puiſſance. Liv. II.

même temps il s’engage, pour ainſi dire, à lui-même par de ſecretes promeſſes à ne plus faire la même choſe ; & qu’il ſe figure que ce ſera là en effet la derniére fois qu’il agira contre ſon plus grand intérêt. Ainſi il ſe trouve de temps en temps réduit dans l’état de cette miſerable perſonne qui ſoûmiſe à une paſſion imperieuſe diſoit :

- - ** Ovid. Metamorph. Lib. VII. veſ. 20. 21. Video meliora, proboque,
Deteriora ſequor :

Je vois le meilleur parti, je l’approuve, & je prens le pire. Cette ſentence qu’on reconnoit veritable, & qui n’eſt que trop confirmée par une conſtante expérience, eſt aiſée à comprendre par cette voye-là ; & ne l’eſt peut-être pas, de quelque autre ſens qu’on la prenne.

§. 36.L’éloignement de la Douleur eſt le premier dégré vers le bonheur. Si nous recherchons la raiſon de ce qu’ici l’Expérience vérifie avec tant d’évidence, & que nous examinions comment cette inquiétude opère toute ſeule ſur la Volonté, & la détermine à prendre tel ou tel parti, nous trouverons, que, comme nous ne ſommes capables que d’une ſeule détermination de la Volonté vers une ſeule action à la fois, l’inquiétude préſente qui nous preſſe, détermine naturellement la Volonté en vûë de ce bonheur auquel nous tendons tous dans toutes nos Actions. Car tant que nous ſommes tourmentez de quelque inquiétude nous ne pouvons nous croire heureux ou dans le chemin du bonheur, parce que chacun regarde la douleur & ** Uneaſineſſ. l’inquiétude comme des choſes incompatibles avec la félicité, & qui plus eſt, on en eſt convaincu par le propre ſentiment de la Douleur qui nous ôte même le goût des Biens que nous poſſedons actuellement, car une petite Douleur ſuffit pour corrompre tous les plaiſirs dont nous jouïſſons. Par conſéquent ce qui détermine inceſſamment le choix de notre Volonté à l’action ſuivante, ſera toûjours l’éloignement de la Douleur, tandis que nous en ſentons quelque atteinte, cet éloignement étant le prémier dégré vers le bonheur, & ſans lequel nous n’y ſaurions jamais parvenir.

§. 37.Parce que c’eſt la ſeule choſe qui nous eſt préſente. Une autre raiſon pourquoi l’on peut dire que l’inquiétude détermine ſeule la Volonté, c’eſt qu’il n’y a que cela de préſent à l’Eſprit ; & que c’eſt contre la nature des choſes que ce qui eſt abſent, opére où il n’eſt pas. On dira peut-être, qu’un Bien abſent peut être offert à l’Eſprit par voye de contemplation, & y être comme préſent. Il eſt vrai que l’idée d’un Bien abſent peut-être dans l’Eſprit & y être conſiderée comme préſente : cela eſt inconteſtable. Mais rien ne peut être dans l’Eſprit comme un Bien préſent, en ſorte qu’il ſoit capable de contrebalancer l’éloignement de quelque inquiétude dont nous ſommes actuellement tourmentez, que lorſque ce Bien excite actuellement quelque deſir en nous : & l’inquiétude cauſée par ce Deſir eſt juſtement ce qui prévaut pour déterminer la Volonté. Juſque-là, l’idée d’un Bien quel qu’il ſoit, ſuppoſée dans l’Eſprit, n’y eſt, tout ainſi que d’autres Idées, que comme l’Objet d’une ſimple ſpéculation tout-à-fait inactive, qui n’opére nullement ſur la Volonté & n’a aucune force pour nous mettre en mouvement, dequoi je dirai la raiſon tout à l’heure. En effet, combien y a-t-il de gens à qui l’on a repréſenté les joyes indici-