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Des modes du Plaiſir & de la Douleur.

c’eſt uniquement en vûë de la Douleur que nous haïſſons, que nous craignons, & que nous nous affligeons, & ces Paſſions ne ſont produites que par les choſes qui paroiſſent être les cauſes du Plaiſir & de la Douleur, de ſorte que le Plaiſir ou la Douleur s’y trouvent joints d’une maniére ou d’autre. Ainſi, nous étendons ordinairement notre haine ſur le ſujet qui nous a cauſé de la douleur, du moins ſi c’eſt un Agent ſenſible, ou volontaire, parce que la crainte qu’il nous laiſſe, eſt une douleur conſtante. Mais nous n’aimons pas ſi conſtamment ce qui nous a fait du bien, parce que le Plaiſir n’agit pas ſi fortement ſur nous que la Douleur ; & parce que nous ne ſommes pas ſi diſpoſez à eſperer qu’une autre fois il agira ſur nous de la même maniere : mais cela ſoit dit en paſſant.

§. 15.Ce que c’eſt que le Plaiſir & la Douleur. Je prie encore un coup mon Lecteur de remarquer, que j’entens toûjours par Plaiſir & Douleur, par contentement & inquiétude, non ſeulement un plaiſir & une douleur qui viennent du Corps, mais quelque eſpèce de ſatisfaction & d’inquiétude que nous ſentions en nous-mêmes, ſoit qu’elles procedent de quelque Senſation, ou de quelque Reflexion, agréable ou desagréable.

§. 16. Il faut conſiderer, outre cela, que par rapport aux Paſſions, l’éloignement ou la diminution de la Douleur eſt conſideré & agit effectivement comme Plaiſir ; & que la privation ou la diminution d’un plaiſir eſt conſiderée & agit comme douleur.

§. 17.La Honte. On peut remarquer auſſi, que la plûpart des Paſſions ſont en pluſieurs perſonnes des impreſſions ſur le Corps, & y cauſent diverſes alterations. Mais comme ces alterations ne ſont pas toûjours ſenſibles, elles ne ſont point une partie néceſſaire de l’Idée de chaque paſſion. Car par exemple, la Honte, qui eſt une inquiétude de l’Ame, qu’on reſſent quand on vient à conſiderer qu’on a fait quelque choſe d’indécent, ou qui peut diminuer l’eſtime que les autres font de nous, n’eſt pas toûjours accompagnée de rougeur.

§. 18.Ces Exemples peuvent ſervir à montrer comment les idées des Paſſions nous viennent par Senſation & par Reflexion. Je ne voudrois pas au reſte qu’on allât s’imaginer que je donne ceci pour un Traité des Paſſions. Il y en a beaucoup plus que celles que je viens de nommer, & chacune de celles que j’ai indiquées, auroit beſoin d’être expliquée plus au long, & d’une maniére beaucoup plus exacte. Mais ce n’eſt pas mon deſſein. Je n’ai propoſé ici celles qu’on vient de voir, que comme des exemples de Modes du Plaiſir & de la Douleur, qui reſultent en nous de différentes conſiderations du Bien & du Mal. Peut-être aurois-je pû propoſer d’autres Modes de Plaiſir & de Douleur plus ſimples que ceux-là, comme l’inquiétude que cauſe la faim & la ſoif, & le plaiſir de manger & de boire qui fait ceſſer ces deux prémiéres Senſations, la douleur qu’on ſent quand on a les dents agacées, le charme de la Muſique, le chagrin que cauſe un ignorant chicaneur, & le plaiſir que donne la converſation raiſonnable d’un Ami, ou une étude bien réglée qui tend à la recherche & à la découverte de la Vérité. Mais comme les Paſſions nous intereſſent beaucoup plus, j’ai mieux aimé prendre de là des exemples, pour faire voir comment les idées que nous en avons, tirent leur origine de la Senſation & de la Reflexion.