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Des modes du Plaiſir

temps qu’il n’y en a point, qu’il les aime, il ne veut dire autre choſe, ſinon que le goût des Raiſins lui donne de plaiſir. Mais ſi l’alteration de ſa ſanté ou de ſa conſtitution ordinaire lui ôte le plaiſir qu’il trouvoit à manger des Raiſins, on ne pourra plus dire de lui qu’il les aime.

§. 5.La Haine. Au contraire la reflexion du desagrément ou de la douleur qu’une choſe préſente ou abſente peut produire en nous, nous donne l’idée de ce que nous appelons Haine. Si c’étoit ici le lieu de porter mes recherches au delà des ſimples idées des Paſſions, entant qu’elles dépendent des différentes modifications du Plaiſir & de la Douleur, je remarquerois que l’Amour & la Haine que nous avons pour les choſes inanimées & inſenſibles, ſont ordinairement fondées ſur le plaiſir & la douleur que nous recevons de leur uſage, & de l’application qui en eſt faite ſur nos Sens de quelque maniére que ce ſoit, bien que ces choſes ſoient détruites par cet uſage même. Mais la Haine ou l’Amour qui ont pour objet des Etres capables de bonheur ou de malheur, c’eſt ſouvent un déplaiſir ou un contentement que nous ſentons en nous, procedant de la conſideration même de leur exiſtence & la proſperité de nos Enfans ou de nos Amis, nous donnant conſtamment du plaiſir, nous diſons que nous les aimons conſtamment. Mais il ſuffit de remarquer que nos idées d’Amour & de Haine ne ſont que des diſpoſitions de l’Ame par rapport au Plaiſir & à la Douleur en général, de quelque maniére que ces diſpoſitions ſoient produites en nous.

§. 6.Le Deſir. L’Inquiétude[1] qu’un homme reſſent en lui-même pour l’abſence d’une choſe qui lui donneroit du plaiſir ſi elle étoit préſente, c’eſt ce qu’on nomme Deſir, qui eſt plus ou moins grand, ſelon que cette inquiétude eſt plus ou moins ardente. Et ici il ne ſera peut-être pas inutile de remarquer en paſſant, que l’Inquiétude eſt le principal, pour par dire le ſeul aiguillon qui excite l’induſtrie & l’activité des hommes. Car quelque Bien qu’on propoſe à l’Homme, ſi l’abſence de ce Bien n’eſt ſuivie d’aucun déplaiſir, ni d’aucune douleur, & que celui qui en eſt privé, puiſſe être content & à ſon aiſe ſans le poſſeder, il n’aviſe pas de le deſirer, & moins encore de faire des efforts pour en jouïr.

  1. Uneaſineſſ, c’eſt le mot Anglois dont l’Auteur ſe ſert dans cet endroit & que je rends par celui d’inquiétude, qui n’exprime pas préciſement la même idée. Mais nous n’avons point, à mon avis, d’autre terme en François qui en approche de plus près. Par uneaſineſſ l’Auteur entend l’état d’un homme qui n’eſt pas à ſon aiſe, le manque d’aiſe & de tranquillité dans l’Ame, qui à cet égard eſt purement paſſive. De ſorte que ſi l’on veut bien entrer dans la penſée de l’Auteur, il faut néceſſairement attacher toûjours cette idée au mot d’inquiétude lorsqu’on le verra imprimé en Italique, car c’eſt ainſi que j’ai eû ſoin de l’écrire, toutes les fois qu’il ſe prend dans le ſens que je viens d’expliquer. Cet Avis eſt ſur tout néceſſaire par rapport au chapitre ſuivant, où l’Auteur raiſonne beaucoup ſur cette eſpèce d’Inquiétude. Car ſi l’on n’attachoit pas à ce mot l’idée que je viens de marquer, il ne ſeroit pas poſſible de comprendre exactement les matiéres qu’on traite dans ce chapitre, & qui ſont des plus importantes & des plus délicates de tout l’Ouvrage.