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De l’Infinité. Liv. II.


§. 9.Le Nombre nous donne la plus nette idée de l’Infinité. Mais de toutes les idées qui nous fourniſſent l’idée de l’infinité, telle que nous ſommes capables de l’avoir, il n’y en aucune qui nous en donne une idée plus nette & plus diſtincte que celle du Nombre, comme nous l’avons déja remarqué. Car lors même que l’Eſprit applique l’idée de l’infinité à l’Eſpace & à la Durée, il ſe ſert d’idées de nombres repetez, comme de millions de millions de Lieuës ou d’Années, qui ſont autant d’idées diſtinctes, que le Nombre empêche de tomber dans un confus entaſſement où l’Eſprit ne ſauroit éviter de ſe perdre. Mais quand nous avons ajoûté autant de millions qu’il nous a plû, de certaines longueurs d’Eſpace ou de Durée, l’idée la plus claire que nous puiſſions former de l’Infinité, c’eſt ce reſte confus & incomprehenſible de nombres, qui multipliez ſans fin ne laiſſent voir aucun bout qui termine ces additions.

§. 10.Nous concevons différemment l’infinité du Nombre, celle de la Durée & celle de l’Expanſion. Pour pénétrer plus avant dans cette idée que nous avons de l’Infinité, & nous convaincre que ce n’eſt autre choſe qu’une infinité de Nombres que nous appliquons à des parties déterminées dont nous avons des idées diſtinctes dans l’Eſprit, il ne ſera peut-être pas inutile de conſiderer qu’en général nous ne regardons pas le Nombre comme infini, au lieu que nous ſommes portez à attacher cette idée à la Durée & à l’Expanſion, ce qui vient de ce que dans le Nombre nous trouvons une fin : car comme il n’y a rien dans le Nombre qui ſoit moindre que l’Unité, nous nous arrêtons là, & y trouvons pour ainſi dire, le bout de nos comptes. Du reſte, nous ne pouvons mettre aucunes bornes à l’addition ou à l’augmentation des Nombres. Nous ſommes à cet égard comme à l’extremité d’une ligne qui peut être continuée de l’autre côté au delà de tout ce que nous pouvons concevoir. Mais il n’en eſt pas de même à l’égard de l’Eſpace & de la Durée : car dans la Durée, nous conſiderons cette ligne de nombres, comme étenduë de deux côtez, à une longueur inconcevable, indéterminée, & infinie. Ce qui paroîtra évidemment à quiconque voudra refléchir ſur l’idée qu’il a de l’Eternité, qui, je croi, ne lui paroîtra autre choſe, que cette Infinité de nombres étenduë de deux côtez, à l’égard de la Durée paſſée, & de celle qui eſt à venir, à parte ante, & à parte poſt, comme on parle dans les Ecoles. Car lorſque nous voulons conſiderer l’Eternité à parte ante, que faiſons-nous autre choſe, que repeter dans notre Eſprit en commençant par le temps préſent où nous exiſtons, les idées des Années, ou des Siécles, ou de quelque autre portion que ce ſoit de la Durée paſſée, convaincus en nous-mêmes, préciſément de la même maniére, en étendant, par des périodes à venir, multipliées ſans fin, cette ligne de nombres que nous continuons toûjours comme auparavant ; & ces deux Lignes jointes enſemble ſont cette Durée que nous nommons Eternité, laquelle paroît infinie de quelque côté que nous la conſiderions, ou devant, ou derriére : parce que nous appliquons toûjours au côté que nous enviſageons l’infinité de nombres, c’eſt à dire, la puiſſance d’ajoûter toûjours plus, ſans jamais parvenir à la fin de ces Additions.