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De l’Infinité. Liv. II.

comme des Modifications de l’Expanſion & de la Durée, il faut commencer par examiner comment l’Eſprit vient à s’en former des idées. Pour ce qui eſt de l’Idée du Fini, la choſe eſt fort aiſée à comprendre, car des portions bornées d’Entenduë venant à frapper nos Sens, nous donnent l’idée du Fini : & les Périodes ordinaires de Succeſſion, comme les Heures, les Jours & les Années, qui ſont autant de longueurs bornées par leſquelles nous meſurons le Temps & la Durée, nous fourniſſent encore la même idée. La difficulté conſiſte à ſavoir comment nous acquerons les idées infinies d’Eternité et d’Immenſité ; puiſque les Objets qui nous environnent ſont ſi éloignez d’avoir aucune affinité ou proportion avec cette étenduë infinie.

§. 3. Quiconque à l’idée de quelque longueur déterminée d’Eſpace, comme d’un Pié, trouve qu’il peut repeter cette idée, & en la joignant à la précedente former l’idée de deux piés, & enſuite de trois par l’addition d’une troiſiéme, & avancer toûjours de même ſans jamais venir à la fin des additions, ſoit de la même idée d’un pié, ou s’il veut, d’une double de celle-là, ou de quelque autre idée de longueur, comme d’un Mille, ou du Diametre de la Terre, ou de l’Orbis Magnus : car laquelle de ces idées qu’il prenne, & combien de fois qu’il les double, ou de quelque autre maniére qu’il les multiplie, il voit qu’après avoir continué ces additions en lui-même, & étendu auſſi ſouvent qu’il a voulu, l’idée ſur laquelle il a d’abord fixé ſon Eſprit, il n’a aucune raiſon de s’arrêter, & qu’il ne ſe trouve pas d’un point plus près de la fin de ces ſortes de multiplications, qu’il étoit lorſqu’il les a commencées. Ainſi la puiſſance qu’il a d’étendre ſans fin ſon idée de l’Eſpace par de nouvelles additions, étant toûjours la même, c’eſt de là qu’il tire l’idée d’un Eſpace infini.

§. 4.Notre idée de l’Eſpace eſt ſans bornes. Tel eſt, à mon avis, le moyen par où l’Eſprit ſe forme l’idée d’un Eſpace infini. Mais parce que nos idées ne ſont pas toûjours des preuves de l’exiſtence des choſes, examiner après cela ſi un tel Eſpace ſans bornes dont l’eſprit à l’idée, exiſte actuellement, c’eſt une Queſtion tout-à-fait différente. Cependant, puis qu’elle ſe préſente ici ſur notre chemin, je penſe être en droit de dire, que nous ſommes portez à croire, qu’effectivement l’Eſpace eſt en lui-même actuellement infini ; & c’eſt l’idée même de l’Eſpace qui nous y conduit naturellement. En effet ſoit que nous conſiderions l’Eſpace comme l’étendue du Corps, ou comme exiſtant par lui-même ſans contenir aucune matiére ſolide, (car non ſeulement nous avons l’idée d’un tel Eſpace vuide de Corps, mais je penſe avoir prouvé la neceſſité de ſon exiſtence pour le mouvement des Corps,) il eſt impoſſible que l’Eſprit y puiſſe jamais trouver ou ſuppoſer des bornes, ou être arrêté nulle-part en avançant dans cet Eſpace, quelque loin qu’il porte ſes penſées. Tant s’en faut que des bornes de quelque Corps ſolide, quand ce ſeroient des murailles de Diamant, puiſſent empêcher l’Eſprit de porter ſes penſées plus avant dans l’Eſpace & dans l’étenduë, qu’au contraire[1] cela lui en facilite les moyens. Car auſſi loin que s’étend le Corps, auſſi loin s’étend

  1. Voyez ſur cela un beau paſſage de Lucrece, cité ci-deſſus, pag. 127.